Conférence à l’Institut franco-japonais de Tokyo, 24 avril 2003, par Didier Daeninckx

La marque de l’histoire

On évoque souvent son « premier amour » et privé des émotions éternelles qu’il fait naître, des pans entiers de notre culture s’effondreraient : la chanson n’existerait pratiquement plus, la poésie ne serait plus que l’ombre d’elle-même, des kilomètres de pellicule deviendraient sans objet, des acteurs, par milliers seraient privés de répliques, de confidences, des instruments déserteraient les symphonies, la ballerine demeurerait en coulisse, et sur la toile, la gouache blanche remplacerait toutes les nuances de la palette du peintre.

On parle moins d’une autre première fois, pourtant tout aussi bouleversante, déterminante, et dont la teinte serait son absence de couleur : le noir du deuil. On parle moins, en effet, de notre première fois avec la mort.

Le plus souvent, c’est au départ d’un proche à qui nous la devons, vaincu par l’âge, la maladie. Il est plus rare que la cause de cette disparition initiale soit un assassinat. Exceptionnel que cet assassinat ait un rapport avec l’Histoire, et qu’ainsi le destin collectif se mêle à la fatalité individuelle.

C’est pourtant mon cas, et cette confrontation a décidé, pour l’essentiel, de ce que j’écris.

J’avais douze ans dont la moitié avait été rythmée par l’écho des fusillades, le crépitement des balles, les communiqués d’éphémères victoires. Chaque dimanche, au marché, les habitants de mon quartier se rassemblaient pour demander qu’un terme soit mis aux combats qui ensanglantaient l’Algérie, ou pour rendre hommage à un jeune type revenu de son premier voyage au soleil dans un sac étanche.

La guerre approchait de son terme quand des irréductibles avaient décidé de réduire en cendres ce pays qu’ils aimaient trop, et qu’ils n’imaginaient pas vivre sans eux. Leur volonté de s’attaquer au présent comme au passé était telle que, par rage, ils brûlèrent la bibliothèque d’Alger. Puis les bombes franchirent la Méditerranée afin que le fracas des explosions fasse trembler les murs des ministères. L’un de ces assassins désespérés jeta une grenade dans la cour de l’immeuble habité par un écrivain qui avait pour seul tort, à ses yeux, d’être le ministre de la Culture du Général de Gaulle.

André Malraux était absent, et les éclats de la déflagration aveuglèrent à jamais Delphine Renard, une fillette de cinq ans qui jouait là. Le lendemain, les murs de France se couvrirent de cette image d’un visage d’enfant strié de larmes de sang. Le refus de la barbarie jeta par milliers les gens dans la rue. Ma mère me confia, ainsi que mes deux sœurs, à un voisin pour aller, en compagnie de la moitié des habitants de la cité, crier sa colère au cœur de Paris.

Quand ils revinrent, dans cette nuit froide de février, leurs mains tremblaient, l’effroi se lisait dans leurs regards, certains traînaient la jambe, d’autres n’avaient plus l’usage de leurs doigts. La police avait chargé le cortège qui ne demandait que la paix, et sous les coups, neuf personnes avaient été tuées. L’une des victimes s’appelait Suzanne Martorell. Elle avait l’âge exact de ma mère et habitait le bâtiment qui faisait angle avec le nôtre. J’allais voir la télévision chez elle, le jeudi, invité par son fils qui était dans ma classe, à l’école. Quelques jours plus tard, le 12 février 1962, j’ai participé à mon premier enterrement, au milieu de 500 000 personnes, et traversé Paris que je ne connaissais pas, jusqu’au cimetière du Père Lachaise où reposent nombre de ceux qui imaginaient que les hommes pouvaient changer ce monde.

Dans le cortège, on maudissait le nom de Maurice Papon, le chef de la police parisienne qui n’avait pas su retenir ses hordes, et qui maintenant rejetait la responsabilité du désordre sur ses propres victimes.

Ce jour-là, en disant adieu à l’amie de ma mère, j’ai su que le préfet de police pouvait être l’assassin et cela a radicalement modifié mon rapport au monde et à l’autorité.

Ce n’est que vingt ans plus tard, quand il fut révélé que ce même homme s’était rendu coupable de complicité de crimes contre l’humanité, en participant administrativement à la déportation des juifs de Bordeaux, que l’émotion de février 1962 vint animer des personnages de fiction.

Dans les salons parisiens, aux terrasses des cafés littéraires, on me reproche souvent de placer la pulsation politique au cœur de mes écrits, de ne pas m’en tenir à la seule psychologie et de charger mes personnages de bagages historiques.

Ils refusent de comprendre qu’en composant Meurtres pour mémoire, je ne cherchais pas à écrire un roman, mais à dénoncer l’imposture, à régler des comptes avec le responsable de la mort de ma voisine, d’autant plus qu’entre-temps il était devenu ministre de la République.

Dans un monde aussi incompréhensible, je conçois l’écriture de fiction comme une tentative d’élucidation du réel, chaque roman fonctionnant comme une hypothèse formulée, par l’entremise de personnages inventés, sur une situation dont la signification nous échappe.

En 1997, je me suis rendu en Nouvelle-Calédonie à l’invitation du directeur de la bibliothèque Bernheim de Nouméa. En fait quand il avait pris ses fonctions, il s’était aperçu que cet établissement était la bibliothèque de Nouvelle-Calédonie, mais qu’elle fonctionnait comme la bibliothèque de la seule ville de Nouméa. Il avait donc créé un réseau de « cases-bibliothèques »à travers tout le territoire et me demandait d’aller à la rencontre des lecteurs dans une quinzaine de tribus kanak de la Grande-Terre et des îles Loyauté.

Dès la première discussion, à Lifou, je me suis rendu compte que la tradition orale primait en Kanaky, et que l’écrivain n’incarnait pas le mythe sacré qu’il a malheureusement tendance à devenir en Occident. Je me suis adapté avec bonheur à la situation, et j’ai mis en pratique mes quelques notions de « raconteur d’histoires ». Lors d’une halte de plusieurs jours à Tendo, au-dessus du village de la famille de Jean-Marie Tjibaou, j’ai même écrit un conte de Noël pour les enfants du village que l’on retrouve dans Le Dernier Guérillero.

La Kanaky est aussi un pays de la coutume, de l’échange, et pour me remercier de raconter des histoires, on tenait à m’en offrir en partage. Et c’est sur une plage près de Poindimié, une nuit autour d’un feu de camp, en mangeant du poisson cuit au lait de coco dans des feuilles de bananier, qu’on m’a parlé pour la première fois de Kanak exposés pendant des mois, au milieu des animaux sauvages, dans les zoos européens. Je croyais qu’il s’agissait d’une métaphore pour illustrer la dureté de la colonisation du pays, mais en rentrant à Nouméa, j’ai pu consulter quelques archives. Depuis cinq ans, de nombreux travaux ont été publiés sur les « zoos humains », mais à l’époque le sujet était encore réservé aux spécialistes. Je me suis rendu compte qu’au moment de l’Exposition coloniale de 1931, l’Empire français avait formé le projet d’illustrer la grandeur de son « œuvre civilisatrice ». Plusieurs dizaines de millions de personnes avaient pu, pendant six mois, visiter un monde en réduction, porte de Vincennes, et se convaincre qu’il était possible d’élever des peuplades bestiales au rang de serviteurs de la République, de transformer des hommes des cavernes en tirailleurs sénégalais ! Pour le spectacle, les organisateurs avaient tenu à présenter une espèce incapable d’être touchée par l’humanité, malgré tous les efforts dispensés, et le choix s’était porté sur les Kanak. Une centaine d’entre eux avait été transférée en bateau. Un chorégraphe leur avait appris des danses supposées traditionnelles ainsi qu’un langage de « sauvages ». Parmi eux, un chauffeur de camion, des employés de commerce, des paysans, des pêcheurs…

Au cours de ce séjour, plusieurs dizaines de Kanak furent prêtées à un organisateur de spectacles allemand, la maison Hagenbeck, et la délégation kanak fit le tour des zoos allemands au cours de l’été et de l’automne de 1931. En échange, l’Exposition coloniale hérita de quelques crocodiles allemands. À la faveur d’une traduction de mon livre en Allemagne, j’ai retrouvé la trace des Kanak à Berlin, Munich ou Cologne.

Cet épisode de l’Exposition coloniale, et ce départ vers l’est, en train, se produisent en 1931, alors que le nazisme hitlérien frappe à la porte du Reichstag. Je ne peux pas m’empêcher de penser à cette filiation qui conduit certains à considérer une partie de l’humanité comme bestiale, la réduisant à sa seule animalité, tandis que d’autres vont jusqu’au bout du raisonnement en édifiant des abattoirs humains.

J’ai écrit Cannibale au printemps de 1998, avec gravité et ironie, tandis que l’on commémorait les 150 ans de l’abolition de l’esclavage. J’y mets principalement en scène un jeune couple séparé lors de la « sélection » pour l’Allemagne et les efforts du jeune garçon pour retrouver l’objet de son amour dans la jungle des villes.

Au moment de l’Exposition coloniale, rares furent les voix à s’élever contre cette vision d’un monde divisé en races et hiérarchisé avec l’appui de la science entre le noble et l’ignoble. Le groupe surréaliste publia un tract qui proclame : « La présence sur l’estrade inaugurale de l’Exposition coloniale du président de la République, de l’empereur d’Annam, du cardinal-archevêque de Paris et de plusieurs gouverneurs et soudards, en face du pavillon des missionnaires, de ceux de Citroën et de Renault, exprime clairement la complicité de la bourgeoisie tout entière dans la naissance d’un nouveau concept et particulièrement intolérable, la « Grande France ». C’est pour implanter ce concept-escroquerie que l’on a bâti les pavillons de Vincennes. (…) Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique centrale ».

Et c’était signé, entre autres, par André Breton, Louis Aragon, Paul Éluard, René Char ou Benjamin Péret.

À l’entrée de l’Exposition, le sculpteur Drivier avait édifié une statue en bronze doré, et aujourd’hui les Parisiens ne la nomment plus que par sa couleur : la Porte Dorée. Le sens de ce qu’elle commémore s’est perdu. Il faut avoir la curiosité de s’approcher du socle pour comprendre que cet or proclamé est celui que l’on retirait des colonies et que la statue rend hommage à la mission colonisatrice de la France.

Tandis que je terminais le manuscrit de Cannibale, à deux kilomètres de mon ordinateur, on mettait la dernière main aux préparatifs de la Coupe du monde de football. Le hasard veut que la commune qui abrite le Stade de France soit Saint-Denis, ma ville natale. Elle doit son nom à Denis, le premier évêque de Paris que l’on décapita à la hache et qui, selon la légende, traversa la capitale, sa tête dans ses mains, descendit la colline de Montmartre pour mourir dans cette plaine de banlieue. À l’endroit exact où il déposa sa tête, on édifia une basilique où reposent aujourd’hui les rois de France dont l’un des derniers, Louis le Seizième, eut la tête tranchée sur une place aujourd’hui baptisée place de la Concorde.

Onze siècles plus tard, à quelques centaines de mètres de là, quand s’engage une partie de football, le même trouble me prend : ce n’est pas un ballon de cuir que l’équipe des Nike ou celle des Adidas frappe sous les hourras, mais le crâne de Denis. On verra par la suite que ce ballon percé d’yeux, de bouche et de narines me poursuit.

J’écrivais donc mes dernières pages alors qu’on s’apprêtait à inaugurer le stade, et le nom de l’un des membres de l’équipe de France, le joueur kanak Christian Karembeu, ne cessait de me tourner en tête. J’ai fini par reprendre toute la documentation accumulée pour finir par m’apercevoir que l’un des Kanak échangés contre des sauriens teutons s’appelait Willy Karembeu. J’ai aussitôt écrit au Réal de Madrid où le joueur officiait pour lui demander si un lien de parenté les unissait. Il m’a répondu cinq mois plus tard, et j’ai pu le rencontrer lors d’une journée d’entraînement de l’équipe devenue championne du monde, à Clairefontaine. Son doigt s’est immédiatement posé sur le visage de Willy, sur le cliché dont j’avais fait un agrandissement.

— C’est lui, c’est mon arrière-grand-père paternel…
Puis il a reconnu son arrière-grand-père maternel et son arrière-grand-oncle qui furent, eux aussi, exposés dans les zoos de la République française et dans ceux de la République de Weimar.
— À leur retour, ils avaient changé, ils étaient devenus agressifs… On n’en parle pas beaucoup, tout le monde l’a vécu comme une honte…
Pourtant, Christian Karembeu a refusé de supporter le poids de cette honte :
— Ce n’est pas à nous, aux victimes, de baisser les yeux, mais à ceux qui ont enfermé nos ancêtres derrière les grilles. J’ai fini par comprendre que la nature violente et haineuse de mon arrière-grand-père Willy Karembeu était liée à ce voyage. Il était rentré au pays traumatisé et il ne s’en est jamais vraiment remis. Je n’ai jamais osé lui poser de questions. Ma famille, comme beaucoup d’autres familles kanak avait pourtant connu des choses terribles : les travaux forcés, avec des hommes enchaînés pour construire les lignes de chemin de fer, l’expropriation de leurs terres. Nous avions déjà beaucoup souffert, mais quand je pense à cet échange avec un zoo allemand : des Kanak contre des crocodiles, à ces femmes, pudiques, dénudées devant la foule… En lisant Cannibale, j’ai appris des choses bien plus graves que celles que je connaissais…

Quatre ans plus tard, je consultais distraitement La Gazette de l’Hôtel Drouot, une revue qui détaille toutes les ventes aux enchères d’objets d’art organisées à l’espace Drouot, près de l’Opéra de Paris. Un encadré attira mon attention : « Le singe mendiant baoulé adjugé à 3,7 millions de francs ». L’article relatait la dispersion de la collection René Gaffé, un ami des surréalistes qui conseillait André Breton dans ses achats de pièces d’art océanien ou amérindien. L’une des pièces mise en vente consistait en un crâne humain, un crâne Kota, qui fut emporté pour près de 2 millions de francs. Il appartenait jusqu’en 1931 à Paul Éluard, ce charmant poète de l’amour, qui ne pouvait passer un week-end avec une belle sans emporter son trophée dans un carton à chapeau.

Ce crâne, soudain, vint prendre place près du ballon de Karembeu, de la tête tranchée de l’évêque Denis et d’une autre dépouille, la tête d’Ataï, disparue depuis la grande insurrection kanak de 1878.

À cette époque, les colonisateurs français furent très près d’être défaits par les guerriers mélanésiens, et l’on fit appel aux bagnards de Nouvelle-Calédonie, aux insurgés parisiens de la Commune, aux tribus d’Algériens kabyles enfermés dans les pénitenciers de l’île, pour prêter main-forte aux soldats de la République. Et il se trouva des victimes de la répression pour s’allier aux massacreurs contre des promesses de liberté individuelle.

En juin 1878, la tête d’Ataï, le chef de l’insurrection, fut mise à prix 200 francs par le lieutenant de vaisseau Servant, les têtes de ses proches étaient estimées à 100 francs, pour les simples guerriers le prix n’était plus que de 15 francs et il était inutile de rapporter le trophée : le scalp suffisait. Le premier septembre Ataï tombe dans une embuscade. Aussitôt décapité, sa tête est envoyée à Nouméa, plongée dans une solution au formol puis envoyée par bateau au ministre de la Marine qui administrait le bureau des Colonies.

Un siècle plus tard, l’une des revendications des indépendantistes kanak fut la restitution de la tête d’Ataï.

Lors des négociations des accords de Matignon, entre Jean-Marie Djibaou et Jacques Lafleur, le premier ministre de l’époque, Michel Rocard, la fit rechercher. En vain : la République avait perdu la tête.

Cet épisode résiduel de l’aventure coloniale française me donna l’idée de faire revenir Gocéné, le personnage principal de Cannibale, à Paris. Âgé de 88 ans, il part à la recherche de la tête égarée, la trouve enfin et la ramène clandestinement en Kanaky.

Je terminai ce livre, Le Retour d’Ataï, en avril 2002. Quelques jours plus tard, la dépouille de Saartjie Baartman, une femme originaire de la tribu des Khoïsan d’Afrique du Sud et exposée comme une bête au début du dix-neuvième siècle, à Londres puis à Paris, sous le nom de Vénus Hottentote, quittait la France pour être rendue au pays d’où elle avait été arrachée deux siècles plus tôt.

Un moulage effroyable de son corps, devenu objet de curiosité sexuelle, fut exposé au Musée de l’Homme, près de la Tour Eiffel, jusqu’en 1974.

Pendant des dizaines d’années, on y emmenait les enfants des écoles, et c’est cette Vénus africaine nue, exhibée, prostituée, humiliée, qui m’a accueilli un jour de 1956, pour ma première visite dans un musée, sans que rien ne soit dit de son martyr.

Encore une première fois…