Conférences de Didier Daeninckx

L’Écriture des abattoirs

Cette conférence a été spécialement rédigée pour la Maison Française d’Oxford dans les murs de laquelle elle a été prononcée en février 1995. Une seconde lecture en a été donnée en octobre de la même année à l’Institut franco-japonais de Tokyo.

Mesdames, Messieurs,

J’ai intitulé mon intervention L’écriture des abattoirs, et il sera donc question, à un moment, d’abattoir et d’écriture.

Mais avant toute chose, je voudrais payer une partie de la dette de romancier que j’ai envers l’un des principaux promoteurs de la littérature policière, ainsi que du tunnel sous la Manche. Je veux parler de Sir Arthur Conan Doyle. Il est vrai que son nom n’est pas principalement inscrit dans les mémoires pour sa participation au projet de liaison sous-marine qu’il déposa aux Communes en 1911. Pas plus que pour ses études historiques, sa défense des indépendantistes irlandais, ou sa propension à faire tourner les tables. S’il s’est intéressé au tunnel sous la Manche, c’est que dans son esprit le premier conflit mondial était inéluctable. Un tunnel devait permettre à une France vaincue de disposer d’une base arrière en Grande-Bretagne, et d’annuler la nocivité d’une arme nouvelle, les sous-marins. L’amiral Sir Compton Domville lui répondit qu’il ne s’abaisserait pas à discuter d’un projet tout droit sorti d’un roman de Jules Verne, tandis que son collègue, l’amiral Sir William Kennedy se contentait de remarquer que Dieu avait voulu que l’Angleterre soit une île, et qu’il n’appartenait pas aux hommes de remettre ce fait en question. Je crois bien que si le hasard l’avait fait naître Japonais, Sir Arthur Conan Doyle se soit heurté aux mêmes incompréhensions.

Ma dette envers Sir Arthur Conan Doyle c’est, en vérité, la première lecture, gourmande, des diverses enquêtes de Sherlock Holmes, au temps de l’adolescence, puis une seconde lecture plus tardive et centrée cette fois non sur l’intrigue, mais sur les décors qui y président. Depuis, pour moi, le détective de Baker Street arpente toujours les mêmes faubourgs qu’Elephant Man, ce Londres bousculé par la révolution industrielle, martelé par d’innombrables pilons à vapeur, dans la lumière vacillante des lampes à gaz. Et le regard si précis, clinique, de Sherlock Holmes sur les corps, tant vivants qu’inertes, est une sorte de laser social déduisant des traces d’acide sur les doigts, des silhouettes déformées par les charges, de l’usure particulière d’un vêtement, d’une manière de se faire petit dans l’espace, la violence avec laquelle s’impose alors le nouvel ordre économique.

Certains d’entre vous pensent certainement que j’annexe à ma chapelle, et avec beaucoup de désinvolture, l’un des principaux enquêteurs littéraires. Il est vrai que je ne me résous pas à voir figurer cet adepte de la solution opiacée à 7 % (qu’il s’injecte trois fois par jour, comme pour pallier le manque, quand le crime le délaisse), auprès de ces caricatures de détective que sont cette vieille femme passionnée de tricot, d’ornithologie et de jardinage ou ce compatriote, belge, à la tête ovoïde, champion du maniement du fer à friser les moustaches. Je n’ai jamais apprécié les romans en forme de mots croisés qui au final vous imposent une lecture unique, préférant toujours chercher entre les lignes.

À vrai dire cela ne me posait aucun problème au temps de l’innocence, je veux dire avant d’avoir publié mon premier roman. J’allais naturellement vers ce qui me plaisait. Personne ne me mettait en demeure de m’expliquer sur mes goûts littéraires, mes inimitiés romanesques, mes phobies stylistiques. Je lisais au hasard des rencontres. J’en faisais d’excellentes et de durables avec Raymond Queneau, Dashiell Hammett, Jack London, Robert Desnos, John Steinbeck, Fédor Dostoïevski, Louis Guilloux, ou Raymond Chandler. D’autres n’occupaient ma vie que le temps de la lecture.

Après qu’on eut posé derrière la vitrine du libraire le premier pavé de papier portant mon nom, il m’a fallu me situer et décider dans quel tiroir les préposés à la classification culturelle devraient ranger mon opuscule dès lors que sa date limite de fraîcheur serait atteinte. Étant à cette époque publié dans le même catalogue qu’Agatha Christie, aux éditions du Masque, j’avais plusieurs étiquettes à ma disposition : roman policier, roman à énigme, roman criminel, roman de procédure judiciaire, polar, thriller, suspens…

Dans un premier temps on essaye de finasser, d’échapper à la volonté normalisatrice. On retourne sa question à l’inquisiteur : Moby Dick de Melville est-il un roman maritime, Pylône de Faulkner une histoire d’aviation, Madame Bovary de Flaubert un triste roman d’amour, Le Procès de Kafka un procédural ? On en arrive à d’obscurs dilemmes : On the road de Jack Kerouac doit-il voisiner avec Le Chevalier errant de Cervantès ?

L’entomologiste culturel sourit, il a l’habitude. Il voit que l’écrivain-papillon se débat mais que les forces l’abandonnent. Il renverse la bouteille d’éther sur le morceau de coton tout en s’assurant que l’aiguille est à portée de sa main. Il se fait patelin : « Alors, ça y est, vous avez choisi ? »

On regarde son roman et on se dit que si on l’affirme « policier » on risque de perdre beaucoup d’amis à commencer par le type qui vous regarde d’un air torve le matin, dans la glace, quand vous trouvez la force de vous raser. « Polar », lui, a, en français, une signification argotique que la décence devrait m’empêcher de vous révéler, en gros, ça veut dire… exactement ce que vous pensez ! La prononciation française de « Thriller » (frileur) donne un aspect frileux quasi suicidaire à votre texte, et, si beaucoup de romanciers en rêvent, peu osent attribuer une dimension « criminelle » à leur écriture.

L’autre, en face, vous regarde toujours, avec son pal à papillons et son formol qui s’évente.

On se rappelle soudain que les couvertures des livres de littérature respectable ont le teint blême des linceuls occidentaux, et on s’entend répondre :

« S’il faut mettre quelque chose, écrivez par exemple roman noir »…

La surprise se lit sur le front du chasseur de volumes. « Roman noir ? Vous voulez dire dans l’acception anglaise du dix-neuvième siècle… ».

Vous profitez du sursis.

« Non, je me réfère plutôt à l’école américaine du vingtième… Black Mask. Mon objectif, c’est de composer des romans qui ne tirent pas à blanc, mais à mots réels. »

Ensuite tout s’enchaîne puisque, par définition, vous ne pouvez être le seul à occuper une case. Vous vous cherchez des alliés, des prédécesseurs, des précurseurs, une histoire, une famille. Les événements ordinaires prennent un sens nouveau.

Jusqu’au hall d’entrée de la maison Gallimard !

Il faut savoir que le bureau-couloir de la Série Noire est situé en sous-sol, juste avant les archives et le local de confinement des poubelles, et qu’on y accède par un escalier en colimaçon dissimulé derrière une porte, près des ascenseurs. Ainsi lorsque j’allais rendre visite à mon directeur de collection, et que par inadvertance je croisais Philippe Sollers, l’un de nous deux empruntait le chemin du ciel pendant que l’autre passait à la trappe. Je m’en fais une gloire, aujourd’hui encore, en pensant que je ne comptais que sur mes propres forces alors qu’il était, lui, dépendant du bon vouloir d’un renvoi d’ascenseur.

L’une des choses les plus difficiles consiste ensuite à choisir parmi tous les points de vue sur l’historique du genre dans lequel on vous a contraint. L’opinion d’un critique britannique, George Bates, a longtemps fait autorité. Selon lui la paternité de ce type de roman revenait à Edgar Allan Poe publiant Double assassinat dans la rue Morgue en avril 1841 dans le Graham’s Magazine de Philadelphie, puisque, disait-il :

« Si Chaucer (l’unificateur de la langue anglaise) n’a rien dit des aéroplanes, c’est qu’il n’en avait jamais vu. Comment donc pourrait-il y avoir des récits policiers avant que les policiers n’existent ? ».

Il serait trop facile de rétorquer que des rayonnages entiers de nos bibliothèques sont encombrés d’aventures martiennes bien que nous n’ayons pas encore la preuve de l’existence des petits hommes verts… Que Jules Verne inventait le métro et la télévision à des fins uniquement littéraires… D’autres spécialistes font remarquer, plus sérieusement, que dans l’Égypte antique le nomarque, gouverneur d’une entité administrative, cumulait les fonctions de commissaire du gouvernement et de président du tribunal, que la Chine ancienne affectait un fonctionnaire à chaque rue avec pour tâche de surveiller les habitants, les ficher et dénoncer les éléments subversifs, travail peu ragoûtant pour lequel on trouve toujours du petit personnel. La civilisation inca possédait ses mayocs dont le regard ne quittait jamais le groupe de dix familles dont ils avaient chacun la charge. Charlemagne fut à l’origine de la première sûreté publique européenne, douze siècles avant les actuels accords de Schengen.

D’autres encore citent William Shakespeare qui, en 1592, écrit cette réplique de Warwick dans Henry VI :

« Mais voyez comme son visage est noir et gonflé de sang. Ses prunelles, plus saillantes que lorsqu’il vivait, ont le regard fixe et sinistre d’un homme étranglé. Ses cheveux sont dressés, ses narines dilatées par la convulsion. Il est impossible qu’il n’ait pas été assassiné. Le moindre de ces signes en fournirait la preuve. »

On pourrait aussi prendre l’arbre généalogique par ses racines et débusquer les thèmes criminels, les ébauches d’enquêtes dans Hérodote, Homère, Tacite, et bien sûr dans l’Œdipe de Sophocle, pour en fin de compte admettre, qu’à l’évidence, la Bible porte en germe les dizaines de milliers de romans policiers, de romans noirs qui nous embarrassent. Aujourd’hui en particulier. Si Adam avait été plus tranquille dans sa tête, et moins surveillé, peut-être que ses enfants s’en seraient mieux sortis et que l’aîné, Caïn, n’aurait pas expérimenté sur sa propre personne ce thème éminemment moderne du remords et de la fuite perpétuelle. Et quand on s’intéresse un tant soit peu aux armes qu’utilisent les criminels, on ne peut qu’être confondu par celle que choisit ce même Caïn pour se venger de son frère Abel : une mâchoire d’âne ! Comme si le narrateur, toujours anonyme, de ce texte inépuisable, avait voulu installer, dès le départ de l’Histoire occidentale, la dérision au cœur du drame !

Lorsque l’on a, avec plus ou moins de bonheur, fait semblant de régler le délicat problème des origines, en passant un peu rapidement sur Une ténébreuse affaire de Balzac publié la même année que Double assassinat dans la rue Morgue, ou sur le méconnu Charles Barbara qui dédie sonAssassinat du Pont Rouge à Charles Baudelaire, lui-même traducteur des contes d’Edgar Allan Poe, il reste encore à se colleter avec les contemporains.

Les choses paraissent plus simples au premier abord : le roman noir moderne serait un pur produit de la crise de 1929, et le regard sans illusion que portaient les novelistes de la revue Black Mask sur le désordre capitaliste aurait seul nourri leurs intrigues. Il suffit là encore de consulter une bibliographie honnête pour constater que cette revue, Black Mask, fut fondée dix années plus tôt, en 1919, pour renflouer un magazine haut de gamme déficitaire, et que la publication en feuilleton d’un des titres fondateurs du genre, La Moisson rouge de Dashiell Hammett, date de 1927, à quelques mois de distance d’un texte qu’on omet souvent de citer, Les Tueurs d’Ernest Hemingway.

Il est vrai que ces histoires criminelles sont comptables d’une crise, mais d’une crise beaucoup plus profonde. Qu’offre-t-on à ce monde qui vient d’être ravagé par la première guerre industrielle, et sur lequel ont coulé des millions de litres de sang humain… Un amendement à la Constitution américaine, le dix-huitième, voté en 1919, et qui réglemente de manière drastique d’autres écoulements. On interdit la fabrication, le transport et la vente de toute boisson alcoolisée, livrant, en fait, l’Amérique aux bootleggers, aux trafiquants. Seules les pharmacies ont le droit de commercialiser certains sirops aux vertus enivrantes. Cela fera naître des vocations curatives puisque New York disposera jusqu’à l’abrogation de l’amendement en 1934, de quinze à vingt mille officines pharmaceutiques !

Quand les types de votre génération crachent leurs poumons mités par les gaz de combat, qu’on a remplacé leurs jambes de danseurs par des roues, qu’on vous interdit de trinquer au temps d’avant, que deux ouvriers anarchistes innocents, Sacco et Vanzetti, sont envoyés à la chaise électrique, et que les Dillinger, les Capone tiennent le haut du pavé, que vous reste-t-il à faire sinon à écrire Les Tueurs… La Moisson rouge

Si le crime est sorti des salons empesés, si le flingue anonyme a remplacé le couteau ouvragé ramené de Mahaballipuram, ce n’est pas par manigance, par complot, c’est tout simplement que les cadavres pourrissaient sur les places de nos villes et que l’odeur a fini par imprégner les pages de nos livres.

Un examen rapide de la situation française pourrait laisser penser que l’arbre a prospéré d’une manière plus harmonieuse. Sur les solides racines héritées d’Honoré de Balzac, de Victor Hugo, d’Émile Gaboriau, seraient venus s’appuyer l’Arsène Lupin de Maurice Leblanc, le Fantomas de Souvestre et Allain, le Rouletabille de Gaston Leroux.

Le Jules Maigret de Georges Simenon figurerait une branche maîtresse sous laquelle s’abriteraient Pierre Véry, Claude Aveline ou Stanislas André Steeman, une autre pousse servirait de perchoir au Nestor Burma de Léo Malet. Ensuite, à partir de 1945, ce serait le foisonnement de la ramure « Série Noire », le fourmillement des auteurs gouailleurs calibrés par Gallimard.

Mais où placer le Bubu de Montparnasse du trop discret Charles-Louis Philippe, le Moravagine du tonitruant Blaise Cendrars, L’Homme traqué de Francis Carco, le Quai des Brumes de Mac Orlan, l’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit, Les Coups de Jean Meckert publié en 1942 grâce à Raymond Queneau, salué par André Gide, et que l’on vient tout juste de redécouvrir en France ?

La traduction française d’un roman mettant en scène l’un des plus soporifiques détectives de l’histoire, Philo Vance, peut nous mettre sur une piste. La publication date du milieu des années trente, et il est donc envisageable que son créateur S. S. Van Dine, pseudonyme du critique d’art Willard Whrigt, était lisible à cette époque. La traduction est signée Duchâteau dont aucun dictionnaire ne se souvient. En fait nous sommes en présence d’une marque de fabrique. Duchâteau dissimule un groupe d’intellectuels parisiens habitant communautairement un immeuble de la rue du Château aujourd’hui rayé des cartes pour cause de réhabilitation muséographique de la capitale. Le livre est accueilli par la collection « Détective » de Gallimard dirigée par le futur historien du cinéma Georges Sadoul qui fait vivre ses amis fauchés en leur passant commande de traductions, d’adaptations. Les locataires ou visiteurs de la rue du Château ont pour nom Yves Tanguy, peintre surréaliste, Jacques Prévert, agitateur et poète, Louis Aragon, homme poétique français, Marcel Duhamel, comédien, groom et éditeur, Georges Bataille, érotomane, Michel Leiris, véritologue, Man Ray, photomenteur.

Georges Sadoul sera à l’initiative d’un journal de faits divers, de meurtres à la une, publié par Gallimard sous le même nom que la collection, Détective, où figure dès 1934 La Moisson rouge de Dashiell Hammett. Le rédacteur en chef du journal est Joseph Kessel, et l’on peut y trouver les signatures de Georges Simenon ou de Mac Orlan. Le succès de la publication permettra à la maison Gallimard de passer quelques obstacles financiers difficiles. Un peu comme si, aujourd’hui, Ici Parisétait un supplément hebdomadaire du Monde diplomatique !

Après la défaite nazie, Marcel Duhamel republiera plusieurs titres de la collection « Détective » dans celle qu’il crée, toujours chez Gallimard, l’intitulant « Série Noire ». Le titre lui est fourni par son ami Jacques Prévert, Pablo Picasso dessinera une couverture pour saluer le numéro 1000, Raymond Queneau soutient l’entreprise dans les étages supérieurs de la maison Gallimard, et un jeune type nommé Boris Vian propose ses traductions, tandis que dans l’ombre se croisent Vernon Sullivan et Sally Mara…

Et ce sera la déferlante : Raymond Chandler, James Hadley Chase, David Goodis, William Irish, James Cain, Robert Finnegan, Chester Himes, Jim Thompson… Les Français devront se dissimuler derrière un pseudonyme américain pour surnager : l’immense Jean Meckert se transformera en John Amila, Serge Arcouët se cachera derrière Terry Stewart, jusqu’à l’ex-chanteur Georgius qui se baptisera Joe Barney puisque dans son enfance sa mère ne cessait de le réprimander en lui disant, « tu es un jobart né ! »

Les seuls à obtenir une reconnaissance seront les petits maîtres du polar hexagonal, du roman argotique, les demi-sel, les macs sur le retour, les anciens gestapistes reconvertis dans le souvenir d’évasion, et il faut beaucoup d’attention pour ne pas perdre de vue le travail de Jean-John Meckert-Amila, celui de Boileau et Narcejac, ou du Frédéric Dard d’avant San-Antonio.

Les critiques auront beau jeu de dévider leurs rouleaux de phrases barbelées autour du pré carré de la littérature de bon aloi. Les hors-la-loi n’avaient pas assez de voix ! On n’entendra pas Aragon quand il dira, à la mort de Dashiell Hammett en 1961, qu’il lui est impossible de laisser le silence se faire sur la tombe de l’auteur du Faucon maltais, de La Moisson rouge sans avoir dit qu’on lui reconnaîtra la paternité d’un genre décrié, mais qui, à son sens, domine ce siècle plus haut que Faulkner et Hemingway.

On n’entendra pas davantage André Gide, Jorge Luís Borges, Antonio Gramcsi, Jean Cocteau, Raymond Queneau ou Bertold Brecht.

Il est de bon ton de professer que le roman globalement policier est tributaire d’une règle, la nécessité du mystère, qui sclérose chaque description, chaque dialogue, chaque personnage. Cela évite de traiter cas par cas, livre par livre, écrivain par écrivain. Personnellement lorsque Gaston Leroux débute un roman par :

« Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat », cela me fait autant d’effet que l’incipit de La Recherche :

« Longtemps je me suis couché de bonne heure », et lorsque je lis cet échange :

— Vous maintenez toutes vos déclarations ?

— Je les maintiens.

— Vous vous rendez compte de ce qu’elles ont d’invraisemblable ?

— Je m’en rends compte mais je ne puis mentir.

— Vous espérez être remis en liberté faute de preuves formelles ?

— Je n’espère rien.

Très sincèrement, je le trouve préférable à celui qui va suivre :

— Paestra, c’est le nom. Rodrigo Paestra.

— Rodrigo Paestra.

— Oui, et celui qu’il a tué c’est Perez, Toni Perez

— Toni Perez… À quelle heure Paestra a-t-il tué Perez ?

et tant pis si les premiers dialogues sont extraits de La Nuit du carrefour de Georges Simenon et les seconds de Dix heures et demie du soir en été de Marguerite Duras.

Les écrivains se reconnaissent en ceci qu’ils ne suivent pas de règles, ou alors celles qu’ils auto-édictent, ils ne font que passer dans les académies. Peu importe si les Républiques des Lettres ne leur décernent pas de label.

En France il faudra attendre plus de vingt ans pour que la rupture se fasse avec l’œuvre dynamitante, et fulgurante, de Jean-Patrick Manchette, mort récemment à l’âge de cinquante ans.

Lassés par un nouveau roman tournant à la vieille lune, dégoûtés par les théoricistes tel-quelliens proclamant la mort du roman pour mieux y établir leurs petites affaires le temps venu, quelques dizaines de petits soldats du noir se sont engouffrés dans la brèche ouverte par Jean-Patrick Manchette.

En Angleterre dans un processus bien évidemment différent, c’est Robin Cook, William Mac Ilvanney ou Philip Kerr, à Barcelone Mendoza, Manuel Vásquez Montalban, ou Francisco Ledesma, à New York Jérôme Charyn, Walter Mosley ou John Douglas, Paco Ignacio Taïbo el Secundo à Mexico, Wessel Eberson à Johannesburg, Peter Corris à Melbourne, Ryo Hara à Tokyo, Thomas Sanchez à Los Angeles, Pino Caccuci ou Evangelisti entre Rome et Florence, Horst Bosetzky ou Pieke Bierman à Berlin, Tony Hillerman en pays Navajo, et bien sûr Daniel Pennac, Jean Vautrin, Jean-François Vilar, Robert Deleuse, Frédéric Fajardie, Patrick Pécherot, Tonino Benaquista, Jean-Claude Izzo, René Belleto et Jean Echenoz sur les bords de la Seine, du Rhône ou de la Garonne.

Voilà, je pense avoir accompli, tout au moins en partie, la mission qui m’était impartie. Mais un autre à ma place aurait pu développer une théorie de l’archéologie du genre policier à partir du roman de chevalerie ou expliquer que le polar prolongeait, par d’autres moyens, le roman-western, les buildings en lieu et place du Grand Canyon, ou encore décortiquer l’œuvre de Jean-Patrick Manchette pour prouver qu’elle n’était qu’une variante hystérisée du nouveau roman ! Il n’aurait fait, comme moi, que coller un code-barre sur ses livres, en répondant à cet irrépressible besoin de domination du réel par l’étiquette marchande.

J’écris depuis maintenant onze ans. Onze ans au cours desquels j’ai eu le temps de me poser beaucoup de questions, sans compter toutes celles auxquelles on m’a obligé à répondre.

En vérité, si j’ai commencé par écrire des romans noirs, c’est sûrement à cause de la proximité des abattoirs… Dans nos têtes albertivilliariennes, (ce sont les habitants de la ville que j’habite depuis quarante ans), il n’existait que deux usines vouées à la mort animale : Aubervilliers-La-Villette, décrite par Léon Bonnef, et Chicago, la « Jungle » d’Upton Sinclair… Nous nous retrouvions dans ce que Léon Bonnef disait de notre ville :

« Dans la banlieue nord de Paris, il y a une ville terrible et charmante. En elle, confluent les déchets, les résidus, les immondices sans nom que produit la vie d’une capitale. Là vont les bêtes crevées, les animaux de boucherie que les vétérinaires refusent à la consommation, les chevaux qui meurent à la peine sur la voie publique ; là, par barriques chaudes et fumantes, va le sang des abattoirs, vont les vidanges. »

Il mourut avant que son roman intitulé Aubervilliers ne voie le jour, vidé de son sang dans le premier grand abattoir à humains du siècle, le 28 décembre 1914.

Au cours de mon enfance, la ville était encore parsemée d’usines de bouillon-cubes, de conserveries, de peausseries, de boucheries industrielles, d’ateliers de « noir animal », de cuves de polyphosphates, de montagnes d’engrais. L’été, lorsque le soleil décourageait jusqu’au vent, une odeur lourde de chairs surchauffées, d’exploitation de cadavres, venait se bloquer sur le bitume. On se croisait dans les rues en faisant semblant de respirer normalement pour ne pas rajouter au malheur d’avoir son nez là, à Aubervilliers. Rien n’avait vraiment changé depuis que Charles Tillon, chef des francs-tireurs et partisans, avait succédé en 1945 à Pierre Laval élu maire avant-guerre sous l’étiquette « socialiste », et fusillé pour collaboration avec les nazis. Un documentaire d’Eli Lotar avait fixé les gueules de Gavroche de nos aînés sur la pellicule, et le samedi, au marché, l’accordéonniste aveugle jouait devant sa table recouverte de brosses à chiendent la mélodie de Joseph Kosma qui, habillée des paroles de Jacques Prévert, accompagnait le film :

Gentils enfants d’Aubervilliers
Vous plongez la tête la première
Dans les eaux grasses de la misère
Où flottent les vieux morceaux de liège
Avec les pauvres chats crevés

Mais votre jeunesse vous protège
Et vous êtes les privilégiés
D’un monde hostile et sans pitié
Le triste monde d’Aubervilliers

Quand, grâce aux colonies de vacances, on parvenait à s’échapper des frontières prolétaires, c’est comme si l’odeur vous avait suivi à la trace. La réputation d’Aubervilliers égalait celle de Chicago jusqu’au plus profond des campagnes bretonnes, jusqu’au plus haut des pics savoyards. Les boulangères se plantaient devant leurs étalages de bonbons, les mercières bretonnes, vendeuses de dentelle-souvenir, appelaient l’époux à la rescousse. C’était comme si un traître infiltré dans nos rangs prévenait la population autochtone du moindre de nos mouvements. « Aubervilliers » sonnait comme une menace. Nous n’étions pas redoutés comme des barbares, des « classes dangereuses », des « rouges » mais plutôt comme des pauvres, des déshérités. Et je crois bien que c’est ce poids du regard, ce soupçon insupportable que nous lisions sur les visages, qui a précipité plusieurs de mes amis d’enfance vers la délinquance : ils voulaient leur donner raison, être à la hauteur de la réputation qu’on faisait au « mec d’Auber ».

Ils ont fait résonner, dans les prétoires, l’intégralité des numéros d’articles du Code Pénal. Bagarres, vols en tous genres, injures, coups et blessures, proxénétisme, deal de bonheurs chimiques et végétaux… Trois d’entre eux, plus ambitieux, ont organisé le casse d’un musée discret, Marmotan, qu’ils ont allégé d’une dizaine de toiles dont Impressions soleil levant de Claude Monet, le tableau fondateur de l’école impressionniste à laquelle il a donné son nom ! Ils sont bizarrement partis au Japon, que le titre de la peinture évoque, à la recherche d’un collectionneur illuminé qu’ils n’ont jamais trouvé. Pour subsister, payer les hôtels, ils ont vexé les mafias locales de Yakuzas en organisant l’attaque d’un fourgon bancaire blindé sur le sol japonais. Leur équipée s’est mal terminée, un mort, deux lourdes condamnations, mais elle alimente toujours les rêves des Arsène Lupin du coin.

La majorité des amis n’a pas mordu la ligne. L’efficacité des solidarités ouvrières y est pour beaucoup. Les luttes des parents contre les guerres coloniales, pour les indépendances, le refus du fascisme OAS, la défense des emplois, poste par poste, les convergences recherchées avec les Albertivilliariens ne possédant pas la carte nationale d’identité, tout cela nous a permis de sentir une épaule à gauche, une épaule à droite au moment où ça vacillait. Il y a cela dans la ville ouvrière, et peut-être plus encore dans celle-ci : une conscience qu’on y arrivera tous ensemble, et que le ciment de cette échappée vers le haut s’appelle la dignité.

Bien sûr, il n’y avait pas que les usines et les luttes. Deux fêtes rythmaient nos vies d’enfant : Noël et le Festival d’Aubervilliers, une sorte de foire commerciale qui, un jour, a accueilli un spectacle de théâtre. Cela devait être La Tragédie optimiste ou L’Étoile devient rouge de Sean O’Casey. Plus tard la salle des fêtes s’est transformée en Théâtre de la Commune. Nous étions une vingtaine de jeunes adolescents qui traînions notre ennui autour des camions de décors. En ces temps sans télé, nous découvrions un autre monde « Une Amérique à nous »… Nous étions fascinés par ces gens, les acteurs, qui parlaient fort, non pour s’engueuler mais pour se faire comprendre, nous tombions amoureux de toutes ces actrices et de leurs parfums, éblouis par les costumes, émerveillés de voir que l’on pouvait repeindre le monde à l’aide d’une simple gélatine de couleur, devant un projecteur. À quelques-uns nous avons formé le projet de passer de l’autre côté du miroir. Nous avons commencé par distribuer des prospectus, vendre des billets d’abonnement, déchirer les tickets, à l’entrée. D’autres plus manuels sont devenus électros, machinos. Je me souviens de la rage qui nous animait. Nous ne voulions pas manger le monde, ni échapper à Aubervilliers. Nous voulions simplement notre part de rêve, notre part d’humanité. Certains l’ont eue.

D’autres, plus nombreux, non, et c’est ce qui nous pousse à continuer.

J’écris aussi avec des millions de souvenirs, les miens et ceux que j’annexe. En 1991 je suis allé pour la première fois à Londres, à Broadwaterfarm, un quartier jamaïcain de Tottenham. Je suis resté sept ou huit jours et autant de nuits à traîner dans la rue, un magnétophone à la main pour enregistrer mes réactions. En rentrant j’ai écrit un court roman, Back Street, sans me référer aux bandes magnétiques. Quand je les ai écoutées, quelques mois plus tard, je me suis aperçu que quatre-vingt pour cent des phrases qui m’étaient nécessaires pour comprendre la réalité de Broadwaterfarm avaient été effacées de ma mémoire. Cette capacité d’oubli est très certainement une des conditions de survie de l’espèce humaine.

Je me souviens pourtant d’un court-métrage qui, à bien y réfléchir, m’a offert le thème central de tout ce que j’écris…

J’avais vingt ans, et j’ignorais encore qu’il ne fallait permettre à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie. J’habitais une minuscule piaule au rez-de-chaussée d’un pavillon du carrefour Pleyel, avec pour horizon les murs rouges de l’usine Hotchkiss. Les soirs de déprime endiguée au Postillon, le propriétaire, un facteur du centre de tri de la gare du Nord qui avait fait l’Indochine, tirait au pistolet, couvrant les claquements de sa pétoire sous les paroles de L’Internationale gueulées à fond par le phonographe. Le reste du temps j’avais de ses nouvelles quand il balançait par la fenêtre du premier les appareils ménagers usagés. Casseroles, grille-pain, frigo, machine à laver jonchaient le jardin comme la métaphore d’une société à bout de souffle.

Je bossais tout près de là, dans une boîte américaine de cire à parquets et d’insecticides, la Johnson Française, digérant grâce à la chimie en doses individuelles une rupture, l’échec de mai 1968 et l’écrasement fraternel de Prague par les chars soviétiques. Nous tentions encore de rendre coup pour coup, mais c’était une chiquenaude pour un uppercut, une pichenette pour un knock-out…

Le refuge, c’était les salles obscures, ces cavernes modernes et leurs dessins d’ombre. Nous arpentions Paris à quelques-uns, du samedi matin au dimanche soir, à la recherche du Mister Freedom de William Klein, du Garçon aux cheveux verts de Joseph Losey, de La Chinoise de Jean-Luc Godard, ou du Socrate de Robert Lapoujade dialogué par Jean-Patrick Manchette. En ces temps d’avant les cassettes vidéo, le cinoche était un art sans mémoire vive, sans Cd-rom, et nous découvrions les premiers impressionneurs de pellicule au hasard des hommages et des festivals. Profitant de la sortie d’un film et demi de Luis Buñuel, La Voie lactée et Simon du désert resté inachevé, une salle proposait une rétrospective du cinéaste espagnolo-mexicain. On est entré pour voir Los Olvidados en ignorant que chaque séance s’ouvrait sur un court-métrage, et Le Chien andalou nous a sauté à la gorge sans crier gare. Je n’ai jamais revu ces deux films, et s’il ne me reste, un quart de siècle plus tard, qu’un vague souvenir des gosses perdus de Mexico, il me suffit de baisser les paupières pour retrouver le visage de Luis Buñuel affûtant son coupe-choux qu’en Espagne on appelle avec plus de détermination una navaja barbera ou le Christ à cran d’arrêt, et qui sert là, en propre, à ouvrir les yeux ! Chaque image était à décoder, et personne n’arrivait aux mêmes conclusions. S’il était aisé de voir dans les insectes grouillant sur la paume offerte de Pierre Batcheff une simple illustration (préfigurant les Monthy Pyton) de l’expression avoir des fourmis dans les membres, la scène dans laquelle le même acteur tentait d’atteindre la porte qui le séparait de l’obscur objet de son désir suscitait les interprétations les plus contradictoires. L’acteur semblait s’accrocher volontairement à des cordes reliées à des pianos fourrés d’animaux morts et de dépouilles d’ecclésiastiques. Un ancien ami espagnol d’origine républicaine ne voyait que le trou du cul des deux ânes morts enfournés dans les pianos à queue hélés par notre héros et leur accouplement visuel post mortem avec les deux prêtres. Pour lui il s’agissait simplement de la mise à plat des centaines de jurons castillans blasphématoires mariant la terre et l’éther : me cago en la Virgen, me cago en Dios

D’autres attribuaient à la présence de pianos transformés en cercueils une critique violente et définitive de la culture bourgeoise : tout ce qui est fragile est à briser !

Moi, je voyais simplement un homme empêché de se joindre à celle qu’il aimait, immobilisé par le poids de son passé. C’était là devant moi, mais il m’a fallu beaucoup de temps pour remettre en cause cette idée scolaire et rassurante que le passé se détache de nous comme un pétale emporté par le vent, et comprendre qu’il est une composante essentielle de notre présent.

Nous sommes tous dans la position inconfortable de l’acteur Pierre Batcheff avec nos cordes sur les épaules et nos pianos plus ou moins bien fournis.

Tous les personnages qui peuplent mes romans ont la même maladie. Je me méfie de ceux qui s’approchent, l’air dégagé, mains dans les poches et le sourire aux lèvres.

Un quart de siècle plus tard, je hurle toujours avec les chiens andalous.

La marque de l’histoire

Conférence prononcée à l’Institut franco-japonais de Tokyo le 24 avril 2003.

On évoque souvent son « premier amour » et privé des émotions éternelles qu’il fait naître, des pans entiers de notre culture s’effondreraient : la chanson n’existerait pratiquement plus, la poésie ne serait plus que l’ombre d’elle-même, des kilomètres de pellicule deviendraient sans objet, des acteurs, par milliers seraient privés de répliques, de confidences, des instruments déserteraient les symphonies, la ballerine demeurerait en coulisse, et sur la toile, la gouache blanche remplacerait toutes les nuances de la palette du peintre.

On parle moins d’une autre première fois, pourtant tout aussi bouleversante, déterminante, et dont la teinte serait son absence de couleur : le noir du deuil. On parle moins, en effet, de notre première fois avec la mort.

Le plus souvent, c’est au départ d’un proche à qui nous la devons, vaincu par l’âge, la maladie. Il est plus rare que la cause de cette disparition initiale soit un assassinat. Exceptionnel que cet assassinat ait un rapport avec l’Histoire, et qu’ainsi le destin collectif se mêle à la fatalité individuelle.

C’est pourtant mon cas, et cette confrontation a décidé, pour l’essentiel, de ce que j’écris.

J’avais douze ans dont la moitié avait été rythmée par l’écho des fusillades, le crépitement des balles, les communiqués d’éphémères victoires. Chaque dimanche, au marché, les habitants de mon quartier se rassemblaient pour demander qu’un terme soit mis aux combats qui ensanglantaient l’Algérie, ou pour rendre hommage à un jeune type revenu de son premier voyage au soleil dans un sac étanche.

La guerre approchait de son terme quand des irréductibles avaient décidé de réduire en cendres ce pays qu’ils aimaient trop, et qu’ils n’imaginaient pas vivre sans eux. Leur volonté de s’attaquer au présent comme au passé était telle que, par rage, ils brûlèrent la bibliothèque d’Alger. Puis les bombes franchirent la Méditerranée afin que le fracas des explosions fasse trembler les murs des ministères. L’un de ces assassins désespérés jeta une grenade dans la cour de l’immeuble habité par un écrivain qui avait pour seul tort, à ses yeux, d’être le ministre de la Culture du Général de Gaulle.

André Malraux était absent, et les éclats de la déflagration aveuglèrent à jamais Delphine Renard, une fillette de cinq ans qui jouait là. Le lendemain, les murs de France se couvrirent de cette image d’un visage d’enfant strié de larmes de sang. Le refus de la barbarie jeta par milliers les gens dans la rue. Ma mère me confia, ainsi que mes deux sœurs, à un voisin pour aller, en compagnie de la moitié des habitants de la cité, crier sa colère au cœur de Paris.

Quand ils revinrent, dans cette nuit froide de février, leurs mains tremblaient, l’effroi se lisait dans leurs regards, certains traînaient la jambe, d’autres n’avaient plus l’usage de leurs doigts. La police avait chargé le cortège qui ne demandait que la paix, et sous les coups, neuf personnes avaient été tuées. L’une des victimes s’appelait Suzanne Martorell. Elle avait l’âge exact de ma mère et habitait le bâtiment qui faisait angle avec le nôtre. J’allais voir la télévision chez elle, le jeudi, invité par son fils qui était dans ma classe, à l’école. Quelques jours plus tard, le 12 février 1962, j’ai participé à mon premier enterrement, au milieu de 500 000 personnes, et traversé Paris que je ne connaissais pas, jusqu’au cimetière du Père Lachaise où reposent nombre de ceux qui imaginaient que les hommes pouvaient changer ce monde.

Dans le cortège, on maudissait le nom de Maurice Papon, le chef de la police parisienne qui n’avait pas su retenir ses hordes, et qui maintenant rejetait la responsabilité du désordre sur ses propres victimes.

Ce jour-là, en disant adieu à l’amie de ma mère, j’ai su que le préfet de police pouvait être l’assassin et cela a radicalement modifié mon rapport au monde et à l’autorité.

Ce n’est que vingt ans plus tard, quand il fut révélé que ce même homme s’était rendu coupable de complicité de crimes contre l’humanité, en participant administrativement à la déportation des juifs de Bordeaux, que l’émotion de février 1962 vint animer des personnages de fiction.

Dans les salons parisiens, aux terrasses des cafés littéraires, on me reproche souvent de placer la pulsation politique au cœur de mes écrits, de ne pas m’en tenir à la seule psychologie et de charger mes personnages de bagages historiques.

Ils refusent de comprendre qu’en composant Meurtres pour mémoire, je ne cherchais pas à écrire un roman, mais à dénoncer l’imposture, à régler des comptes avec le responsable de la mort de ma voisine, d’autant plus qu’entre-temps il était devenu ministre de la République.

Dans un monde aussi incompréhensible, je conçois l’écriture de fiction comme une tentative d’élucidation du réel, chaque roman fonctionnant comme une hypothèse formulée, par l’entremise de personnages inventés, sur une situation dont la signification nous échappe.

En 1997, je me suis rendu en Nouvelle-Calédonie à l’invitation du directeur de la bibliothèque Bernheim de Nouméa. En fait quand il avait pris ses fonctions, il s’était aperçu que cet établissement était la bibliothèque de Nouvelle-Calédonie, mais qu’elle fonctionnait comme la bibliothèque de la seule ville de Nouméa. Il avait donc créé un réseau de « cases-bibliothèques »à travers tout le territoire et me demandait d’aller à la rencontre des lecteurs dans une quinzaine de tribus kanak de la Grande-Terre et des îles Loyauté.

Dès la première discussion, à Lifou, je me suis rendu compte que la tradition orale primait en Kanaky, et que l’écrivain n’incarnait pas le mythe sacré qu’il a malheureusement tendance à devenir en Occident. Je me suis adapté avec bonheur à la situation, et j’ai mis en pratique mes quelques notions de « raconteur d’histoires ». Lors d’une halte de plusieurs jours à Tendo, au-dessus du village de la famille de Jean-Marie Tjibaou, j’ai même écrit un conte de Noël pour les enfants du village que l’on retrouve dans Le Dernier Guérillero.

La Kanaky est aussi un pays de la coutume, de l’échange, et pour me remercier de raconter des histoires, on tenait à m’en offrir en partage. Et c’est sur une plage près de Poindimié, une nuit autour d’un feu de camp, en mangeant du poisson cuit au lait de coco dans des feuilles de bananier, qu’on m’a parlé pour la première fois de Kanak exposés pendant des mois, au milieu des animaux sauvages, dans les zoos européens. Je croyais qu’il s’agissait d’une métaphore pour illustrer la dureté de la colonisation du pays, mais en rentrant à Nouméa, j’ai pu consulter quelques archives. Depuis cinq ans, de nombreux travaux ont été publiés sur les « zoos humains », mais à l’époque le sujet était encore réservé aux spécialistes. Je me suis rendu compte qu’au moment de l’Exposition coloniale de 1931, l’Empire français avait formé le projet d’illustrer la grandeur de son « œuvre civilisatrice ». Plusieurs dizaines de millions de personnes avaient pu, pendant six mois, visiter un monde en réduction, porte de Vincennes, et se convaincre qu’il était possible d’élever des peuplades bestiales au rang de serviteurs de la République, de transformer des hommes des cavernes en tirailleurs sénégalais ! Pour le spectacle, les organisateurs avaient tenu à présenter une espèce incapable d’être touchée par l’humanité, malgré tous les efforts dispensés, et le choix s’était porté sur les Kanak. Une centaine d’entre eux avait été transférée en bateau. Un chorégraphe leur avait appris des danses supposées traditionnelles ainsi qu’un langage de « sauvages ». Parmi eux, un chauffeur de camion, des employés de commerce, des paysans, des pêcheurs…

Au cours de ce séjour, plusieurs dizaines de Kanak furent prêtées à un organisateur de spectacles allemand, la maison Hagenbeck, et la délégation kanak fit le tour des zoos allemands au cours de l’été et de l’automne de 1931. En échange, l’Exposition coloniale hérita de quelques crocodiles allemands. À la faveur d’une traduction de mon livre en Allemagne, j’ai retrouvé la trace des Kanak à Berlin, Munich ou Cologne.

Cet épisode de l’Exposition coloniale, et ce départ vers l’est, en train, se produisent en 1931, alors que le nazisme hitlérien frappe à la porte du Reichstag. Je ne peux pas m’empêcher de penser à cette filiation qui conduit certains à considérer une partie de l’humanité comme bestiale, la réduisant à sa seule animalité, tandis que d’autres vont jusqu’au bout du raisonnement en édifiant des abattoirs humains.

J’ai écrit Cannibale au printemps de 1998, avec gravité et ironie, tandis que l’on commémorait les 150 ans de l’abolition de l’esclavage. J’y mets principalement en scène un jeune couple séparé lors de la « sélection » pour l’Allemagne et les efforts du jeune garçon pour retrouver l’objet de son amour dans la jungle des villes.

Au moment de l’Exposition coloniale, rares furent les voix à s’élever contre cette vision d’un monde divisé en races et hiérarchisé avec l’appui de la science entre le noble et l’ignoble. Le groupe surréaliste publia un tract qui proclame : « La présence sur l’estrade inaugurale de l’Exposition coloniale du président de la République, de l’empereur d’Annam, du cardinal-archevêque de Paris et de plusieurs gouverneurs et soudards, en face du pavillon des missionnaires, de ceux de Citroën et de Renault, exprime clairement la complicité de la bourgeoisie tout entière dans la naissance d’un nouveau concept et particulièrement intolérable, la « Grande France ». C’est pour implanter ce concept-escroquerie que l’on a bâti les pavillons de Vincennes. (…) Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique centrale ».

Et c’était signé, entre autres, par André Breton, Louis Aragon, Paul Éluard, René Char ou Benjamin Péret.

À l’entrée de l’Exposition, le sculpteur Drivier avait édifié une statue en bronze doré, et aujourd’hui les Parisiens ne la nomment plus que par sa couleur : la Porte Dorée. Le sens de ce qu’elle commémore s’est perdu. Il faut avoir la curiosité de s’approcher du socle pour comprendre que cet or proclamé est celui que l’on retirait des colonies et que la statue rend hommage à la mission colonisatrice de la France.

Tandis que je terminais le manuscrit de Cannibale, à deux kilomètres de mon ordinateur, on mettait la dernière main aux préparatifs de la Coupe du monde de football. Le hasard veut que la commune qui abrite le Stade de France soit Saint-Denis, ma ville natale. Elle doit son nom à Denis, le premier évêque de Paris que l’on décapita à la hache et qui, selon la légende, traversa la capitale, sa tête dans ses mains, descendit la colline de Montmartre pour mourir dans cette plaine de banlieue. À l’endroit exact où il déposa sa tête, on édifia une basilique où reposent aujourd’hui les rois de France dont l’un des derniers, Louis le Seizième, eut la tête tranchée sur une place aujourd’hui baptisée place de la Concorde.

Onze siècles plus tard, à quelques centaines de mètres de là, quand s’engage une partie de football, le même trouble me prend : ce n’est pas un ballon de cuir que l’équipe des Nike ou celle des Adidas frappe sous les hourras, mais le crâne de Denis. On verra par la suite que ce ballon percé d’yeux, de bouche et de narines me poursuit.

J’écrivais donc mes dernières pages alors qu’on s’apprêtait à inaugurer le stade, et le nom de l’un des membres de l’équipe de France, le joueur kanak Christian Karembeu, ne cessait de me tourner en tête. J’ai fini par reprendre toute la documentation accumulée pour finir par m’apercevoir que l’un des Kanak échangés contre des sauriens teutons s’appelait Willy Karembeu. J’ai aussitôt écrit au Réal de Madrid où le joueur officiait pour lui demander si un lien de parenté les unissait. Il m’a répondu cinq mois plus tard, et j’ai pu le rencontrer lors d’une journée d’entraînement de l’équipe devenue championne du monde, à Clairefontaine. Son doigt s’est immédiatement posé sur le visage de Willy, sur le cliché dont j’avais fait un agrandissement.

— C’est lui, c’est mon arrière-grand-père paternel…

Puis il a reconnu son arrière-grand-père maternel et son arrière-grand-oncle qui furent, eux aussi, exposés dans les zoos de la République française et dans ceux de la République de Weimar.

— À leur retour, ils avaient changé, ils étaient devenus agressifs… On n’en parle pas beaucoup, tout le monde l’a vécu comme une honte…

Pourtant, Christian Karembeu a refusé de supporter le poids de cette honte :

— Ce n’est pas à nous, aux victimes, de baisser les yeux, mais à ceux qui ont enfermé nos ancêtres derrière les grilles. J’ai fini par comprendre que la nature violente et haineuse de mon arrière-grand-père Willy Karembeu était liée à ce voyage. Il était rentré au pays traumatisé et il ne s’en est jamais vraiment remis. Je n’ai jamais osé lui poser de questions. Ma famille, comme beaucoup d’autres familles kanak avait pourtant connu des choses terribles : les travaux forcés, avec des hommes enchaînés pour construire les lignes de chemin de fer, l’expropriation de leurs terres. Nous avions déjà beaucoup souffert, mais quand je pense à cet échange avec un zoo allemand : des Kanak contre des crocodiles, à ces femmes, pudiques, dénudées devant la foule… En lisant Cannibale, j’ai appris des choses bien plus graves que celles que je connaissais…

Quatre ans plus tard, je consultais distraitement La Gazette de l’Hôtel Drouot, une revue qui détaille toutes les ventes aux enchères d’objets d’art organisées à l’espace Drouot, près de l’Opéra de Paris. Un encadré attira mon attention : « Le singe mendiant baoulé adjugé à 3,7 millions de francs ». L’article relatait la dispersion de la collection René Gaffé, un ami des surréalistes qui conseillait André Breton dans ses achats de pièces d’art océanien ou amérindien. L’une des pièces mise en vente consistait en un crâne humain, un crâne Kota, qui fut emporté pour près de 2 millions de francs. Il appartenait jusqu’en 1931 à Paul Éluard, ce charmant poète de l’amour, qui ne pouvait passer un week-end avec une belle sans emporter son trophée dans un carton à chapeau.

Ce crâne, soudain, vint prendre place près du ballon de Karembeu, de la tête tranchée de l’évêque Denis et d’une autre dépouille, la tête d’Ataï, disparue depuis la grande insurrection kanak de 1878.

À cette époque, les colonisateurs français furent très près d’être défaits par les guerriers mélanésiens, et l’on fit appel aux bagnards de Nouvelle-Calédonie, aux insurgés parisiens de la Commune, aux tribus d’Algériens kabyles enfermés dans les pénitenciers de l’île, pour prêter main-forte aux soldats de la République. Et il se trouva des victimes de la répression pour s’allier aux massacreurs contre des promesses de liberté individuelle.

En juin 1878, la tête d’Ataï, le chef de l’insurrection, fut mise à prix 200 francs par le lieutenant de vaisseau Servant, les têtes de ses proches étaient estimées à 100 francs, pour les simples guerriers le prix n’était plus que de 15 francs et il était inutile de rapporter le trophée : le scalp suffisait. Le premier septembre Ataï tombe dans une embuscade. Aussitôt décapité, sa tête est envoyée à Nouméa, plongée dans une solution au formol puis envoyée par bateau au ministre de la Marine qui administrait le bureau des Colonies.

Un siècle plus tard, l’une des revendications des indépendantistes kanak fut la restitution de la tête d’Ataï.

Lors des négociations des accords de Matignon, entre Jean-Marie Djibaou et Jacques Lafleur, le premier ministre de l’époque, Michel Rocard, la fit rechercher. En vain : la République avait perdu la tête.

Cet épisode résiduel de l’aventure coloniale française me donna l’idée de faire revenir Gocéné, le personnage principal de Cannibale, à Paris. Âgé de 88 ans, il part à la recherche de la tête égarée, la trouve enfin et la ramène clandestinement en Kanaky.

Je terminai ce livre, Le Retour d’Ataï, en avril 2002. Quelques jours plus tard, la dépouille de Saartjie Baartman, une femme originaire de la tribu des Khoïsan d’Afrique du Sud et exposée comme une bête au début du dix-neuvième siècle, à Londres puis à Paris, sous le nom de Vénus Hottentote, quittait la France pour être rendue au pays d’où elle avait été arrachée deux siècles plus tôt.

Un moulage effroyable de son corps, devenu objet de curiosité sexuelle, fut exposé au Musée de l’Homme, près de la Tour Eiffel, jusqu’en 1974.

Pendant des dizaines d’années, on y emmenait les enfants des écoles, et c’est cette Vénus africaine nue, exhibée, prostituée, humiliée, qui m’a accueilli un jour de 1956, pour ma première visite dans un musée, sans que rien ne soit dit de son martyr.

Encore une première fois…