Entretien avec Françoise Kerleroux (suite) : Une géographie des démolitions

Françoise Kerleroux : Donc, moi je vois ça comme un grand axe qu’on pourrait appeler “histoire des massacres ”. D’ailleurs, dans un autre de vos romans Metropolice, il y a un vieil homme qui s’appelle monsieur Victor qui est un SDF bien organisé pour la survie et qui dit à un moment donné : “ Je la connais mon histoire des massacres, jeune homme”. Il me semble que c’est un bel emblème, une des coordonnées de votre travail. Et je me suis posé la question de savoir si on ne pouvait pas identifier une autre coordonnée. En principe, on doit en trouver deux. Comme on a commencé avec l’histoire des massacres, je me suis demandée s’il n’y avait pas une géographie des démolitions. J’ai appelé ça comme ça pour me  rappeler. Ça m’a subitement beaucoup frappée. Alors, j’ai envie de lire un ou deux petits passages. Avant de les lire, je voudrais dire que là aussi vous suscitez, chez le lecteur, ce même type de plaisir intellectuel que j’évoquais tout à l’heure à propos de l’identification de l’assassin. C’est l’identification que l’on fait tout à coup : on n’y voyait rien alors qu’il y avait quelque chose à voir. Donc, on n’y voit rien et puis éventuellement on se met à voir quelque chose si on est guidé.  On peut dire qu’à certains égards vous faites de la périphérie des villes, des villes de France, un portrait pas du tout ordonné, coordonné, mais qui arrive comme ça parce que, quand on est romancier, il faut bien un espace-temps qui soit singulier. J’ai l’impression que c’est un peu comme quand on regarde un paysage avec un géologue qui vous en parle, ou quand on regarde une ville, un quartier avec un architecte : on voit les choses tout à fait autrement que lorsqu’on est livré à sa propre inexpérience. Là vous êtes l’architecte géologue de cette histoire qui est, elle aussi, effacée, comme l’autre en un sens. Et je vais donner deux exemples. Cela vous tient visiblement beaucoup à cœur, vous obsède, et donne à plusieurs reprises lieu à l’apparition d’un mot qui devient un maître mot: “effacé” ou “effacement”.

Donc, je donne un ou deux exemples. Le premier, c’est dans le recueil de nouvelles qui a pour titre Autres lieux. C’est un personnage qui parle : “J’étais tout d’abord entré dans l’un des principaux bâtiments, une usine de chromage, une série d’ateliers bordés de verrières, au sol craquelé par les racines, des arbres en pleine croissance s’échappaient par les vitres brisées. La verrière, le jardin des plantes industriel a disparu […].” Vous avez comme ça un certain nombre d’apparitions de ce motif, qui commence dès le début, puisque il est déjà là dans Meurtres pour mémoire. C’est même le sujet du mémoire d’un des personnages, le personnage féminin, Claudine Chenet, à qui l’inspecteur Cadin demande ce qu’elle fait puisqu’elle est historienne. Et elle dit qu’elle s’occupe des populations qui habitaient la zone, à savoir ce qui est devenu un lieu occupé une fois que les fortifications de Paris ont été supprimées en 1920.Tout cela a de nouveau disparu une seconde fois puisque ça correspond à l’emprise du périphérique. Vous avez donc à plusieurs reprises ce memento: “ Le périphérique n’avait pas encore effacé les fortifs. ” Cette insistance sur un lieu, parfois, mène à une espèce de comble, qui est qu’il y a plusieurs manières de le faire disparaître. La manière la plus simple quand il s’agit d’urbanisme, c’est de raser et, de fait, vous dites: “Ici, les démolisseurs ont fait leur boulot.” Il y a un comble à cela, et ce comble m’a plu car il fait ressortir à la fois le réel mais aussi le burlesque que vous aimez glisser régulièrement dans vos textes.

Je vais donc maintenant lire un paragraphe tiré du roman Les Figurants, dont nous n’aurons certainement pas le temps de parler. Le personnage identifie sur une photo un endroit qu’il voudrait absolument voir (je n’explique pas pourquoi). Un interlocuteur lui dit :

“Cet endroit se trouve de l’autre côté de la gare en direction de Sallaumines, c’est le canal de Lens à la Deule.

— Vous en êtes absolument certain ?

— Vous voulez rire ou quoi ? Le pavillon que l’on voit là à droite c’est celui du père Denoncourt qui tenait un magasin d’antiquités sur la route de Béthune dans les années soixante… C’est des gens comme eux qui m’ont appris le boulot! Je vais aller y faire un tour, peut-être que quelqu’un se souvient encore du tournage… ”, dit le personnage en quête de vérification.

Et l’autre répond: “ Vous pouvez toujours essayer, mais le résultat est couru d’avance… Il ne reste rien de ce qu’on voit là. Tout a été rasé: les maisons, l’installation de la fosse numéro cinq et les vieux entrepôts”. Et le personnage, Valère Nostermans, de dire: “Ils n’ont tout de même pas emporté le canal.

— Si, justement. Son cours a été transformé en voie rapide.”

Et si on prend le temps d’être observateur, on s’aperçoit que trente pages avant, le personnage avait pris la voie nouvelle ouverte sur le canal remblayé. Donc, tel est le comble, il y a de la démolition qui va jusqu’au remblaiement. Ça m’a paru intéressant de voir qu’il n’y a pas seulement une dimension horizontale dans vos textes, mais aussi une dimension verticale, à plusieurs reprises.

Donc j’en arrive à ma question. On a vu que quand un événement historique a eu lieu, c’est outrager la vérité que de le nier et que c’est souvent cette dimension que l’on peut appeler “histoire des massacres ”. Ma question c’est donc: : qu’est-ce qui est outragé ici ?

Didier Daeninckx : Par exemple, le canal transformé en voie rapide, c’est une expérience que j’avais eue en allant dans cette région de Lens. J’étais avec un ami dessinateur, Mako (qui a fait les dessins pourLes Figurants chez Verdier), et sur cette voie rapide qui contourne Lens, j’avais un sentiment d’étrangeté. Je me suis demandé ce qui provoquait ce sentiment que j’avais en me baladant en voiture sur les voies rapides (alors qu’elles se ressemblent toutes), et je me suis aperçu que c’était les ponts. Ils n’étaient pas normaux. Ce n’était pas des ponts de voie rapide, ce n’était pas des ponts d’autoroute, c’était des ponts ouvragés façon XIXe. Je lui ai posé la question et il m’a dit : “ Ah oui c’est normal! Avant, à la place de l’autoroute, il y avait le canal, le canal qui reliait toutes les fosses d’exploitation charbonnière de la région de Lens : Courrière, Sallaumines, et ainsi de suite. Quand il y a eu arrêt de l’exploitation du sous-sol, le canal a été bétonné et est devenu une voie rapide. Au-dessus, vous avez des ponts qui ne sont pas des ponts d’autoroute, et aussi des maisons d’éclusiers”. ça crée un lieu très littéraire. Puis, peut-être que quand j’ai écrit ça, je me suis souvenu de la chanson de Brel “ Avec un ciel si bas qu’un canal s’est perdu. ”Il y a peut-être là un petit clin d’œil. Cet effacement systématique de lieux qui sont des lieux de travail, c’est le résultat du cataclysme de vingt-cinq ans de crise, de fin du modèle industriel productiviste. Nous voyons la manière dont les choses ont été réglées. Elles ne l’ont pas été par l’intégration de ce qui s’est joué mais par l’imposition d’une défaite. Quand je parle de ces lieux-là, ce sont des lieux défaits, des lieux où pendant cent cinquante ans – on revient à 1848 –, des choses se sont jouées, des idées sont nées, des solidarités… Une culture est née, une manière de voir les choses, d’avoir envie de les changer. Et d’un seul coup, ce qui occupait l’essentiel de la vie de ceux qui nous ont précédés est résolu par l’effacement, par des actes à certains moments presque terroristes, comme faire imploser des régions entières à la dynamite. J’ai regardé pendant vingt ans des lieux se vider, être détruits, et des lieux être repris en main. Par exemple, à Trith-Saint-Léger, il y avait des hauts fourneaux absolument considérables qui ont été mis en sommeil, impossible de les détruire car ça aurait fait sauter une partie de la ville contiguë. Donc on les a planqués sous des collines paysagées. Et d’un seul coup il y quelque chose qui ne ressemble plus à rien et qui prive les gens de la région de toutes sortes de repères, d’histoires à raconter, de manières d’être ensemble. C’est le cas aussi à Villerupt. Villerupt où il y a un grand festival de cinéma italien, un moment tout à fait incroyable. C’est un peu comme Avignon, mais c’est dans l’Est de la France et partout il y a des discussions, du cinéma en version originale. Il y a quelque chose d’extraordinaire qui se passe là-bas. J’y suis allé plusieurs fois et puis je travaillais par là-bas aussi sur la disparition de la sidérurgie et sur le fait qu’en un siècle, un cycle industriel avait commencé et avait pris fin. Des immigrés étaient venus, comme au Far-West, dans cette région, des immigrés italiens, et en un cycle d’un siècle, les gens avaient pris possession de l’usine, de la ville, des commerces, de la mairie. Puis, dès l’instant où ces immigrés qui avaient été moins que rien eurent réussi à s’imposer au pays, à être là, tout a fermé, et on ne leur a laissé que des cendres dans les mains. Dans des régions comme celle-ci, on voit un cycle complet. C’est assez rare de pouvoir constater le début et la fin d’un cycle. J’ai donc écrit un livre qui s’appelle Play-back sur ce cycle. Il raconte l’histoire d’une chanteuse du show-biz, mais il raconte surtout, derrière les paillettes, l’histoire de la fin de la sidérurgie. J’ai rencontré des gens qui vous disent ce qui s’est joué là. J’ai rencontré une femme qui habitait rue Gambetta ou avenue Gambetta à Villerupt. C’était la rue qui butait sur les usines où dix mille personnes venaient travailler tous les jours avec le système des trois huit. Pendant toute sa vie, elle avait entendu les camions, les gens qui entraient dans l’usine, qui en ressortaient, avec les cantines qui fonctionnaient, avec les gens qui venaient manger, boire… Elle me disait : “ Tel jour d’octobre de telle année, l’usine a fermé, il n’y a plus eu de mouvement, tout a fermé et j’ai fait une dépression. Une dépression pendant des années. Pourtant elle ne travaillait pas à l’usine.  Mais, disait-elle, on lui avait volé les bruits de sa vie. D’un seul coup, toutes ces choses avaient disparu et pour elle, ça signifiait la mort. J’ai écrit le livre sur ce type de sensation, de rencontre, avec cette contradiction incroyable de gens qui sont soumis à l’enfer du travail, à l’enfer de l’exploitation de l’individu la plus violente, et qui pourtant ont trouvé là l’organisation de leur vie. Et la violence qu’on leur a faite pour qu’ils s’habituent à ces conditions de vie, pour qu’ils s’habituent à ça, cette violence, est redoublée quand on la leur enlève. ça se produit dans beaucoup d’endroits et il y a là quelque chose qui n’est pas assez dit. À mon sens, il revient au monde de la fiction, du cinéma, de la télévision, du roman, de la chanson, du poème, de le faire, mais ça a un mal fou à y prendre place.

Oui, et d’ailleurs de temps en temps quand il y a eu démolition, vous avez des personnages qui rappellent comment c’était avant. C’est assez intéressant car j’ai l’impression que ce n’est pas quelque chose de fréquemment fourni. Je donne un exemple. Cest dans une nouvelle qui est parue dans le recueil En marge et il s’agit de Saint-Denis. “ Avant l’autoroute, c’était comme ça, de la porte de la Chapelle à la porte de Paris: allées, contre-allées, plus larges et plus longues que les Champs-Élysées, des arbres par milliers. Les gens se rassemblaient tous les soirs et marchaient comme en Espagne. Ils ont tout cassé avec leur autoroute. C’est une tranchée et c’est pire qu’un mur. Chacun reste de son côté. Ils parlent de la recouvrir et de refaire des jardins mais je me demande si ça effacera les mauvaises habitudes ”. Il y a donc subitement une espèce de vision non pas paradisiaque, mais une vision. Il y a une avenue, il y a des contre-allées, des arbres, et il y a des habitudes de promenade le soir dont beaucoup pouvaient n’avoir aucune idée.

Oui, ce n’est pas n’importe quel endroit. On est à Saint-Denis. C’est la ville royale, la basilique, et pendant des siècles et des siècles de royauté, les Champs-Élysées partaient de la porte de la Chapelle et allaient jusqu’à la basilique royale. C’était quelque chose de plus vaste que les Champs-Élysées actuels, avec des jardins… Il se jouait là une histoire séculaire. C’était le chemin qu’avait emprunté le premier évêque de Paris, Denis. Saint Denis, donc, avec sa tête sous le bras, descend de la colline de Montmartre, passe par la Chapelle et, en arrivant, meurt en posant sa tête à l’endroit où sera édifiée la basilique royale. Quand le roi sortait de Paris pour aller à Saint-Denis, c’était des fêtes immenses, et il y avait ce lieu qui en témoignait. Puis, au début des années soixante, il s’est formé un mépris complet de la capitale vis-à-vis de la banlieue. Et elle a décidé de faire le pire des échangeurs, la pire des autoroutes, cette espèce de caisson, un égout à voitures, qui est le début de l’autoroute A1. Là, à cet endroit, c’est un véritable sacrilège qui a été commis, un effacement de l’histoire. Il y avait un morceau de banlieue qui avait un morceau d’histoire – il lui est retiré, il lui est volé. Puis, il y a eu une seconde chose, c’est le ballon de la coupe du monde de football (on est toujours dans la coupe) qui remplace la tête de l’évêque saint Denis. Juste à côté de la basilique, boum!, on met la station orbitale du stade de France et, pour faire avaler la pilule, on reconstruit des jardins, on reconvertit une part de l’autoroute en espace vert et ainsi de suite.

Donc, là aussi il y a des cycles. Mais, ce passage-là est quelque chose que je ressens très fortement et qui habite beaucoup de mes textes : ce mépris qu’il y a de la banlieue, d’un territoire qui fait peur, qui a eu des velléités, qui a bougé. Il y a là quelque chose de l’ordre de la défaite, car quelque chose était possible. Cette humiliation, je la ressens comme celle qu’ont à subir ceux qui ont été défaits. Je ne dis pas ça comme ça dans mes romans, mais c’est ce qui motive mon insistance sur ces thèmes.

Donc, l’outrage c’est purement et simplement la disparition? Vous n’êtes pas sociologue. et, grâce au ciel, vous ne vous prononcez pas sur les nécessités, les obligations et les enchaînements. Mais vous constatez seulement la disparition complète du cadre de vie de générations entières. Ce n’est pas souvent dit et vous faites là – entre autres – un vrai travail d’écrivain. Il me semble que vous changez les stéréotypes concernant les banlieues. Même dans les descriptions, il n’y a pas l’éternelle cité avec son supermarché, etc., il y a des choses que ceux qui n’habitent pas ces lieux ne voient pas forcément, sauf s’ils sont guidés par votre regard : ces ouvrages d’art énormes, ces pieds de viaduc, ce béton… Et ces choses-là ont un format nouveau. Ce qui change la vision globale de la chose, ainsi que la vision que l’on peut avoir de ceux qui vivent là dans des cartons, entre deux pattes en béton d’un viaduc, ou d’un ouvrage d’art. On passe à une échelle complètement différente. Évidemment, vous ne diriez pas que les banlieues sont des non-lieux, mais il est intéressant de voir que ce sont des lieux qui ont une échelle différente par rapport à celle d’avant.

Oui. Et puis, par exemple sur Saint-Denis, il y a des revues d’architecture qui repèrent la manière dont je parle d’architecture dans mes bouquins et qui me demandent des textes. On m’avait demandé un texte sur ce que j’aimerais voir disparaître en architecture. Et j’avais dit : l’extension récente de la mairie de Saint-Denis. Il y avait la basilique et la mairie, qui a une architecture sans intérêt, et qu’ils ont rallongée avec des bureaux, avec du cube. Sauf qu’en rallongeant ce bâtiment, ils ont détruit un des plus beaux paysages urbains que j’aie jamais vu .Il y a là un immeuble – celui de Niemeyer, le siège de L’Humanité – en courbe, très harmonieux, tout en verre et avec des fenêtres qui ne sont pas tout à fait parallèles. Et là-dessus il y avait le reflet de la basilique royale. Elle était dans une sorte de puzzle, c’était un tableau absolument gigantesque et c’était extraordinaire. J’y suis venu un grand nombre de fois pour regarder. Il y avait le ciel qui se mélangeait à ça, c’était fabuleux, c’était un cinéma incroyable, une œuvre d’art urbaine créée en partie par le hasard, et ils ont mis ce bâtiment immonde devant. Donc là j’avais écrit un article pour réclamer la destruction de l’extension de la mairie de Saint-Denis. Plus tard, j’ai fait un repérage tout le long de la Seine, Boulogne-Billancourt, l’usine Renault, le dragon qui est en train de rouiller, tout ce qui est en train de disparaître, et ça a pris place dans un texte [Cités perdues].Ça démarre avec les jardins d’Albert Kahn, ce milliardaire qui a fait le projet utopiste de photographier et de filmer le monde à partir du début du siècle et qui a arrêté en 1929, ruiné par le krach. Donc j’ai commencé par ces jardins (il y a même des jardins à la japonaise), et j’ai marché comme ça jusqu’au bout de Boulogne-Billancourt. Quand vous arrivez au bout en partant dans ce sens-là, vous terminez par une autre utopie, qui s’appelle TF1. Vous avez à la fois cette architecture complètement incroyable de TF1 et vous êtes dans le quartier des cinéastes. Donc, j’ai terminé par ce bâtiment et j’en ai fait le tour – il est en rotonde, donc il faut obligatoirement en faire le tour pour repartir. Or, derrière, on est dans le quartier des cinéastes, puisqu’il y a tout un tas d’endroits où il y avait les studios de cinéma, et les rues ont aussi des noms de cinéastes. Eh bien l’arrière du bâtiment de TF1 est absolument immonde, il s’y entasse des dizaines de gros containers à ordures. Ce n’est pas du tout entretenu, il y a la façade, pour les gens qui passent sur le périphérique, mais derrière c’est totalement délaissé. C’est pire qu’un parking d’euromarché en banlieue. Et au-dessus du tas de poubelles, vous avez  le nom de la rue: “Rue de la Grande Illusion”. On n’est jamais déçu!