« Lenteur », par Louise Warren

La Demande de Michèle Desbordes, une splendeur. J’éprouve tant de bonheur en repensant à ce récit que je l’amène avec moi dans cet essai. J’ai besoin de cette lumière-là pour m’avancer vers la page blanche, absolument blanche, de ce gage lointain. J’ai besoin d’imaginer une vague présence qui m’y attend, discrète et claire.

Plus qu’une simple évocation, j’ai besoin d’en parler, de me rassembler plusieurs fois autour de ce livre. Des pages de notes, écrites dans l’angle de réflexion de cette citation de Jean-Michel Maulpoix : « L’homme qui crée veille sa propre mort. »

Nul doute que le dernier pays que franchit le grand maître italien suivi de ses trois élèves et où l’attend une servante sans âge qui les servira dans le plus grand effacement se déplie dans un arrière-monde marqué par le silence et l’intensité, les insomnies et les inquiétudes, la rencontre du visible et de l’invisible – « l’ignorance à chaque instant de l’instant qui venait ». Ces absences expriment exactement les mêmes forces et les mêmes tensions qui se vivent pendant l’accompagnement d’un mourant et pendant l’acte créateur.

Si La Demande me touche tant par son rythme, son souffle, sa lumière et son esprit, c’est que ce livre intériorise la création et l’interpelle constamment jusqu’à en être calmement désespéré. La fascination de cet arrière-monde se trouve d’emblée définie par le mouvement qui est donné aux choses, par la lenteur, le vif du regard, les objets silencieux presque pesants, le monde endormi ou absent de toute espèce de fébrilité extérieure qui rejoint les voix autour de la table, sous la lampe, qui atteint les mains de la servante, monde qui sans cesse vient se fermer dans les plis de ses jupes, sur les ombres épaisses qui cernent et distancient les objets. L’acte créateur ressemble à cet état de veille, de retrait, d’attente, qui alterne entre la tension et le calme, l’immobilité et l’action. Cette attention accrue au monde dont font usage et l’artiste et la servante, cette intensité des sens n’est que réceptivité. Elle permet le surgissement de l’œuvre, traversée de rituels.

Ce travail de répétition, tant le maître et la servante que les procédés d’écriture de Michèle Desbordes l’accomplissent. Lui dessine, écrit, corrige un contour, rehausse une ombre, discute avec ses élèves, se retire dans l’atelier. On sait qu’il remplit des carnets et qu’il travaille à des projets de sculpture, d’architecture, de dessins, et sculpte pour sa servante un bijou de pierres de verre.

Mais le difficile travail qui consiste à extraire du désordre la forme pour laisser apparaître la beauté, l’invisible, revient à la servante et, tant que l’œuvre n’est pas terminée, le repos lui est interdit. L’artiste, le maître, qui sans cesse dessine, écrit, noircit d’innombrables carnets, représente l’œuvre faite, pratiquement achevée, tandis que la servante, qui sans cesse s’investit dans de multiples rituels, figure l’œuvre en train de se faire. À la jonction de ces deux dimensions l’œuvre se crée.

Si le propre de l’écrivain est d’entretenir le silence, de le creuser, de l’habiter, la servante parle donc comme un écrivain, elle dont la parole continue le silence. La servante tient lieu d’image pour servir le texte, le nourrir, le polir, en alimenter le feu, y mettre de l’ordre, l’organiser, la servante conduit l’œuvre, garde la page blanche. Cette blancheur de la page apparaît dès les toutes premières lignes du texte proprement dit et elle devient la lumière essentielle : « seul brillait le blanc de la coiffe ». De même, la personne de l’auteure, au profit de l’écrivain, doit se nier, s’effacer, se dissoudre, « c’est à peine s’ils la voient en entrant », telle la servante, tout habillée de gris, qui se fond déjà dans la pierre, les paysages, les tissus, la mine des crayons. À la fin du texte, l’œuvre apparaît dans toute sa nudité derrière son « corps si frêle, presque invisible », surgit alors la robe de la servante, « son étonnante clarté, la blancheur mate de l’étoffe travaillée par l’usure ».

La robe, c’est le texte, le temps donné à la servante pour prendre vie et mort sous nos yeux. Tout tend vers cette idée de faire corps avec l’œuvre et ce, tant du côté de l’artiste que du côté de la servante. Cette idée se cristallise au centre du récit alors que la servante voit venir « deux enfants qui n’avaient ensemble qu’un seul corps ». Plus que des jumeaux, des siamois, leurs corps sont attachés l’un à l’autre. Si l’artiste et la servante viennent tant à être inséparables, c’est que tous les deux veillent leur propre mort. Leur façon de regarder chaque chose vivre devient aussi essentielle qu’elle l’est pour un créateur qui sait qu’il bouge à l’intérieur de son tombeau. Bien que la mort termine un cycle et que le deuil permette un recommencement, mort et deuil demeurent intimement liés à l’acte créateur.

La servante détient la méthode et l’artiste la construction. En effet, tout son travail est méthodique, organisé et appliqué. Elle crée le mouvement, par son travail sans cesse elle se porte en avant, poussée par le souffle créateur. De ces gestes répétitifs une constance hypnotique prend forme dans l’écriture. Cela crée un effet de flou, de brossé, qui ébranle la précision des lignes de l’artiste.

En parallèle s’élabore la construction. Aux premiers éléments architecturaux présents dans les dessins de l’artiste, façades, escaliers, s’ajoutent les colonnades, les frontons, les portiques, jusqu’à la décoration des chambres qui referme l’espace sur lui-même. Puis le maître reprend son crayon et un autre château apparaît. Arcades, escaliers, toits. Ailleurs encore, ponts, dômes, coupoles, arcades, escaliers. Et, de remontée en descente le long des lignes architecturales, l’écriture touche la pointe des arbres, le vent ou l’odeur du soir monte, la lumière descend, ou alors la servante remonte le fleuve et le maître la voit marcher. Le rythme ainsi maintenu permet au texte de ne pas être menacé par la lenteur des gestes et les voix basses. Je vois dans cette lenteur toute l’avancée du processus de création. Pour un artiste, les choses se terminent rarement, elles se continuent petit à petit et font partie d’un ensemble. Cette durée crée la lenteur.

La relation de désir entre l’artiste et sa servante n’est pas sans rappeler la notion de désir absolument nécessaire pour se tourner vers une œuvre et s’y laisser absorber jusqu’à être dépossédé de soi-même. Un créateur vit sans cesse à l’intérieur de lui-même, c’est d’abord en lui que l’œuvre se crée puis se transforme et se métamorphose à partir de son matériau. Dès lors, il n’est pas étonnant que la servante offre au maître tout l’intérieur d’elle-même, car c’est là, au plus secret, dans l’invisible, que naît le désir créateur. Ce don de soi, cette relation d’amour total qu’éprouve un créateur ressemble fort au dévouement, à la générosité et à l’abnégation de la servante.

À mesure que La Demande avance, la servante s’éloigne d’elle-même : « Elle était là sans être là. Il ignorait à quoi elle pensait. » Pendant que lui dessine les fossés et la profondeur des jardins, entre elle et le monde un écart s’installe, les choses lui glissent des mains, les pas se font incertains et le regard lointain, son sourire même tarde à venir comme s’il avait déserté son visage. L’atteinte de cette dépossession se concrétise à l’intérieur de ces solitudes qui se font face et qui ne sont pas sans rappeler celle qui sépare l’écrivain du lecteur et l’écrivain ou l’artiste de lui-même. Cette épreuve de la rupture est partout présente et les rituels d’atelier ou des travaux ménagers, bien qu’ils soient en continuité, ne peuvent recoller cette césure.

Après un certain temps, l’œuvre du grand maître s’efface : « C’est alors qu’achevée, plus qu’achevée, l’œuvre pâlissait, perdait lignes et couleurs » ; « il n’en resterait rien si ce n’est les couleurs délavées et les regards éteints, plus que morts, de vagues silhouettes aussi fantomatiques que celles qu’ils exhumaient des cités antiques enfoncées sous les décombres. » Tout l’univers du livre se trouve contaminé jusque dans le paysage. En effet, cet effacement par la suite se prolonge à l’extérieur : « sur les coteaux la lumière pâlissait, jour après jour se veinait de gris ».

Lorsque le texte dit que la servante « préparait pour eux carpes et lamproies, petits brochets du fleuve, anguilles qu’elle écorchait, retournait comme un gant », cette image révèle l’auteure travaillée, écorchée et retournée par sa création. Le gant renvoie à l’action de faire corps, il renvoie à la justesse, à la main qui écrit, qui est au travail. Une fois le gant retourné, il n’y a plus de barrière protectrice. Tout comme l’anatomiste cherche à connaître l’intérieur des corps, la servante, elle, ouvre le corps de la matière. Comme si l’éloignement de la servante et l’effacement de l’œuvre du maître favorisaient l’éclosion de l’œuvre de Michèle Desbordes. Dans le travail de création, une partie de soi meurt et n’a plus de prise sur ces fantômes. Écrire est un accompagnement.

 

(Texte extrait de Bleu de Delft. Archives de solitude, éditions Trait d’union, Montréal, 2001.)