Le Monde, 8 juin 1996, par Ariane Chemin

« La querelle du négationnisme rebondit à l’ultra-gauche »

Un vent dévastateur souffle, depuis quelques semaines sur la petite communauté des écrivains de romans policiers et, au-delà, sur les milieux de la gauche anarchiste, libertaire, et autonome. L’un d’eux, Didier Daeninckx, avait mis à nu, entre 1989 et 1993, la collusion discrète existant entre certains « rouges » (gauche communiste) et « bruns » (droite fasciste). Ces révélations, suivies d’une série de mises au point, avaient permis d’isoler et de neutraliser ces dérives.

Depuis quatre mois, l’écrivain, troublé par certains faits, s’est attaché à l’itinéraire de quelques membres de l’ultra-gauche, qu’il accuse d’être des révisionnistes. Ses accusations que, dans une suite de courriers, il a portées à la connaissance des auteurs incriminés, mais aussi d’un certain nombre de responsables d’organisations d’extrême gauche, provoquent de venimeuses querelles.

Alors que l’écrivain n’avait pas décidé de livrer publiquement ses observations, paraît dans quelques jours, aux éditions Reflex, un ouvrage collectif intitulé Libertaires et ultra gauche contre le négationnisme. Serge Quadruppani et Gilles Dauvé, mis en cause par Didier Daeninckx, ainsi que François-Georges Lavacquerie, s’y défendent par avance. Dans la préface de ce livre, Gilles Perrault répond, sans le citer, à Didier Daeninckx.

Les interrogations de ce dernier ne concernent qu’une « minorité dévoyée » d’une autre minorité : l’ultra-gauche, implantée à Lyon et à Paris. Ses adeptes ont fréquenté La Guerre sociale,puis d’autres revues confidentielles. Anonymement ou sous pseudonyme, ils y ont produit de nombreux écrits. Serge Quadruppani ne cherche pas à nier les siens. Son ami Gilles Dauvé, « injoignable parce que dans un état dépressif », n’a pu répondre à nos questions.

Pour divers historiens, comme Pierre Vidal-Naquet ou Philippe Videlier, qui consacre un article au négationnisme dans Le Monde diplomatique de juin, Gilles Dauvé est un théoricien de ce groupe. Dans un livre intitulé Contre-révolution en Espagne (collection 10/18), il écrit, sous le pseudonyme de Jean Barrot – identité que nous confirme Serge Quadruppani – une préface qui débute ainsi : « les horreurs du fascisme n’étaient ni les premières, ni les dernières, ni les pires, quoi qu’on en dise. Elles n’avaient rien à envier aux massacres “normaux” des guerres, famines, etc. » Les appels de note font référence à Auschwitz ou le grand alibi et aux livres de Paul Rassinier.

Auteur d’une dizaine de romans policiers (La Forcenée, chez Métailié, 1994), directeur de collection, traducteur (Le Cahier noir de Jirinovski, Albin Michel, 1994), Serge Quadruppani écrit dans diverses revues d’ultra-gauche. Dans Le Catalogue du prêt-à-penser français depuis 1968 (Balland, 1984), il consacre quelques pages à Robert Faurisson. Pierre Vidal-Naquet qualifie ce livre de « discrètement révisionniste » dans Les Assassins de la mémoire (collections Points-Seuil, p. 220).

Dans le premier numéro de La Banquise, en 1983, on peut lire un chapitre non signé, rédigé par Serge Quadruppani et Gilles Dauvé, intitulé : « L’Horreur est humaine », et sous-titré : « Les camps de concentration sont l’enfer d’un monde où le paradis est le supermarché ». « Le déporté [y] devenait un numéro, est-il écrit. Mis en fiches et cartes par la Sécurité Sociale et tous les organismes étatiques et para-étatiques, l’homme moderne juge particulièrement horrible et barbare le numéro tatoué sur le bras des déportés. Il est pourtant plus facile de s’arracher un lambeau de peau que de détruire un ordinateur. »

« Je n’écrirais plus de cette manière-là, dit aujourd’hui Serge Quadruppani. Même dans Le Catalogue, ajoute-t-il, je perdrais moins de temps à critiquer les bouffonneries d’un Jean Daniel et j’en consacrerais davantage à analyser le délire révisionniste. Reste que Didier Daeninckx nous fait un procès délirant. » Quadruppani explique qu’il n’avait fréquenté La Vieille Taupe « qu’entre 1970 et 1972. » On y lit en effet : « Que les faiblesses propres au milieu ultra-gauche aient pu conduire certains à de telles dérives nous amènent à réaffirmer quelques principes qui ne devraient pas avoir besoin d’être rappelés : on ne dialogue pas avec des gens qui s’acoquinent avec l’extrême droite, même si leurs ennemis officiels, familiers des rackets humanitaires, sont nos ennemis réels. »

Gilles Dauvé, « qui s’était éloigné de la politique et n’avait pas été sollicité », n’avait pas signé ce texte.