Libération, 11 février 1999, par Jean-Baptiste Harang

La servante Tassine

Une histoire tissée de silence entre une servante et un maître italien du grand siècle : La Demande de Michèle Desbordes.

Michèle Desbordes écrit du silence, du silence avec des mots. Elle dit des gens qui se taisent, elle dit les mots que ces gens ne se disent pas, elle dit ce qu’ils ont l’air de dire, ou plutôt ce que leur air dit, leur air, leurs yeux, leurs gestes lents, leurs postures immobiles. Elle dit les mots tus, ceux que les gens gardent pour eux. Ils ont le cœur gros sous la toile, mais on ne le voit pas battre, il respire l’air du dedans, il respire la lenteur, le bruissement des tempes. Une lenteur extrême, un temps mort, un temps mort-né, non pas mort, alenti, seulement alenti, comme la cognée des cœurs sous l’emprise du froid, comme s’épuisent les fleuves au lit soudain trop large, ils cachent leur puissance au fond de leurs eaux lourdes. La Loire. L’écriture de Michèle Desbordes est du temps à l’état pur, à l’état natif, comme on le dit de l’or, et des gens qui sont nés, bien nés ou mal nés, dont la valeur sait atteindre le nombre des années, du temps subi, assumé en attendant la mort. Ici, dans La Demande, ils sont deux, elle et lui, innommés, lui le maître, elle née servante, ils s’observent sans s’épier, ils échangent des regards, peu de mots, et partagent au-delà de leurs naissances dépareillées la modeste et précieuse dignité d’être nés, et le devoir de la porter jusqu’à l’ultime instant, celui où le temps que l’on s’est résigné à ne pas retenir s’arrête dans le silence du cœur. Éternel instant dans la mort retenu.

Lui est un maître italien, peintre, sculpteur, architecte et anatomiste, un peu Michel-Ange, beaucoup Léonard de Vinci. À l’invite du roi de France, il gagne les bords de Loire à cheval, entouré de ses élèves, pour dessiner des ponts, des châteaux, y finir ses travaux et ses jours (Léonard est mort au Clos-Lucé, près d’Amboise, en 1519, François Ier régnait depuis cinq ans, mais ces noms-là, pas plus que d’autres, ne sont cités, nous sommes dans une histoire inventée). Elle est une servante, la servante, la seule servante, dont le seul devoir, la seule richesse et toute la dignité sont de servir, de vieillir en servant. Elle est la seule femme du livre, elle est toutes les femmes, comme si la seule condition de la femme fut de servir, dans une heureuse abnégation. On ne sait rien d’elle sinon qu’elle sert, qu’elle ne plaint ni son temps ni sa peine. Un jour un fils arrive, son fils, un fils mal venu, mal né, débile, et qui, comme le seul autre enfant des livres de Michèle Desbordes (L’Habituée, Verdier, 1995), ne survit pas à sa mère. Du fils non plus on ne saura rien d’autre.
À la toute fin, la servante va parler, ils sont vieux, comme deux chenets de respect de chaque côté de l’âtre, le maître a tant appris du silence de la servante, la servante beaucoup compris de ce qu’on ne lui a pas dit. La Loire coule au loin. Les nuages et le vent. Sans que l’on entende sa voix, par le truchement du discours indirect, la servante fait sa demande, cette demande inouïe et pourtant déjà reçue avant d’être dite, la Demande majuscule du titre, la prière de servir encore après qu’on sera mort, après que plus rien ne sert plus de rien.

Michèle Desbordes a écrit par soustraction, par ascèse, par économie, avec l’adresse impossible de celui qui écale un œuf cru, comme le maître sculpteur du livre, en retirant au magma des mots, au bloc primaire d’un marbre descendu Dieu sait où, cette gangue aveuglante et superflue qui cache aux yeux de tous, sauf aux siens, que dans l’énorme caillou de Michel-Ange bat le cœur de David et que lui seul à coups précis et vifs de burin sait lui donner vie, qu’un coup de trop le brise. Et lorsque le livre est lu, on le retourne comme un sablier, pour renverser le temps qu’il emprisonne. On revient au début, et l’on découvre que La Demande ne débutait qu’à la page 21, après que sous le titre Le Dernier Pays, la troupe du maître eut fait en italique le voyage d’Italie vers le pays de Loire dans un chapitre en marge, et que plus haut encore, bien avant le titre, en tout petits caractères, comme si le livre n’avait pas encore commencé, comme si personne ne le lirait, quelques lignes qui donnent le nom de la servante, elle qui dans le corps du texte semblait n’en avoir pas. Aussi, puisque jusqu’ici nous n’avons rien osé citer, de peur de réveiller ce silence ciselé, écoutons-les : « Elle savait qu’elle s’appelait Tassine et qu’elle était native de la région, il n’aurait su lui donner d’âge, et encore moins dire si elle était jolie ou non, il la regardait attentivement avec l’air d’être ailleurs ; il la regardait sans la voir, c’est ce qu’elle finit par penser, et puis elle vit son visage s’animer, un vague sourire paraître sur ses lèvres. Un mouvement vers elle. De l’intérêt ou une simple courtoisie, elle n’aurait su dire. Alors elle lui sourit à son tour. Le vent se levait et un nuage passa devant le soleil, obscurcissant les falaises, le vert des grands ifs. D’un geste lent elle montra le jardin et la maison, puis le précéda dans le grand escalier. Ce fut ce jour-là au manoir de Clan, et il était fatigué du long voyage. » Sur la page de garde, il n’est pas écrit « roman », mais simplement : « La Demande, histoire ».