La Libre Belgique, 21 janvier 2005, par Monique Verdussen

Des chagrins qui font des livres

En osmose avec Faulkner, Desbordes marque l’infime distance entre bonheur et malheur.

Mieux vaut avoir lu William Faulkner ou, au moins, connaître sa vie et son univers littéraire avant d’entrer dans ce livre, certes envoûtant, mais étrange et, au premier abord, terriblement déroutant. Après Camille Claudel qui lui a inspiré une magnifique Robe bleue, Michèle Desbordes s’attache à la personnalité de celui qui, avec peut-être Hemingway – contemporains, ils furent tous deux Prix Nobel mais ne s’aimaient pas trop – s’inscrit à la littérature américaine comme son plus prestigieux représentant. Et, à travers lui qui rêvait de beauté d’enfance et écrivait le tragique de destinées brisées, l’écrivaine fait se rejoindre le comté d’Yoknapatawpha où vécut l’écrivain et sa Loire à elle pour en faire émerger un souvenir, jamais dit, jamais écrit, qui n’a cessé de la blesser dans sa désolante cruauté.

Mais qu’est-ce que ce livre, Un été de glycine, que l’on ne peut ramener ni à un essai, ni à un roman, ni à une biographie ? Une manière d’approcher Faulkner évidemment, mais dans une sorte de complicité de perception et, même, d’écriture. Cela se ressent à une façon de mettre en exergue et de s’impliquer dans la douleur, le malheur et la résignation à une existence qui n’est jamais celle dont on avait rêvé. Cela transparaît dans cette sensation, qui hante le livre, du temps qui passe et ne revient jamais, laissant derrière lui l’amertume de ce qui aurait pu être et n’a pas été. La distance est infime entre le bonheur et le malheur. Un jour, se défait ce dont on a vécu. On ne vit plus, on endure. Les princes deviennent commis de banque. Les petites filles des jeux d’enfance perdent leur parfum d’arbres en fleur et s’en vont aux bois souiller leurs blanches culottes avec n’importe qui. Les frères meurent des rêves de soleil partagés. Celle que l’on aimait d’amour s’en va en épouser un autre. La vie est désespoir et tragédie parce rien ne dure de la gloire et de la beauté anciennes. On n’en meurt pas nécessairement. On se résigne. Quand on est écrivain, on en écrit. Et, éventuellement, on dialogue par-delà le temps, les océans et les livres.

Michèle Desbordes fait surgir des images qui appartiennent à la vie de Faulkner dans ce comté d’Yoknapatawpha où s’installa sa famille entre Alabama et Mississippi, de même qu’à ses romans qui lui permettaient d’oublier les chagrins, la solitude et l’ennui. Le grand-père aventurier, les femmes aimées, la petite fille née en 1933, année privilégiée entre toutes, le frère mort dans son avion côtoient les personnages d’histoires qui, inlassablement, traquent des vestiges de mémoire et parlent de mal de vivre, de destins manqués et de déchéance avec le sens rare qu’avait l’auteur de Sanctuaire des lumières et des ombres. Jouant elle-même de lumières et d’ombres, Michèle Desbordes laisse paraître qu’elle aussi a des choses à oublier.

Tout cela se chevauchant et se confondant en chemins escarpés, la compréhension de Un été de glycine n’est pas immédiate. Fiction et réalité s’y mêlent au point que l’on ne sait pas toujours clairement où l’on est. En osmose avec l’écriture de son modèle, Michèle Desbordes brusque la phrase, entrechoque les idées, joue d’ellipses et de masques. Ainsi, quand elle évoque un récit qui la bouleverse où l’on voit une femme marcher dans la chaleur et la lumière d’août, il faut savoir qu’il est question du roman Lumière d’août écrit par Faulkner en 1932.

Romancière intuitive et très intérieure, Michèle Desbordes a un talent singulier pour approcher au plus près une personnalité et en faire ressentir la douleur. Pour Camille Claudel, enfermée en maison de repos, elle y parvenait en marquant l’oppression du temps qui s’éternise. Ici, c’est à travers un style musical relevant de ces mélopées syncopées, répétitives et lancinantes d’un Sud américain cher à celui en qui Albert Camus voyait « l’un des rares créateurs de l’Occident ».