La Quinzaine littéraire, 1er mars 2004, Par Gabrielle Napoli

Silence et souffrance

Nous savons déjà tout, ou presque, de l’histoire de Camille Claudel, de sa solitude et de sa folie, de son enfermement pendant des décennies. Pourtant, le dernier ouvrage de Michèle Desbordes donne un éclairage nouveau à la vie de l’artiste. La Robe bleue, biographie romancée de la sculptrice, plonge le lecteur dans l’intériorité la plus profonde de Camille Claudel. Pas d’événement, pas d’anecdote mais une écriture du silence et de la souffrance qui ont constitué l’essentiel de sa vie.

Ce qui frappe immédiatement le lecteur de La Robe bleue est sans aucun doute le déséquilibre dans la structure même de l’ouvrage. Ce dernier est composé de deux chapitres, dont le deuxième, également intitulé « La Robe bleue » ne tient que sur quelques pages. Déjà, nous savons que nous allons plonger dans un univers de la démesure, univers de la vie intérieure et intime de Camille Claudel. Pas d’intrigue à proprement parler, pas de péripétie ni même d’anecdote, finalement rien que nous ne sachions déjà de cette jeune femme talentueuse follement amoureuse du maître,« Monsieur Rodin ». Il ne se passe rien. Pourtant, rarement l’intériorité d’un personnage célèbre n’a été rendue avec autant de prégnance, de densité. Et ce pour plusieurs raisons. La forme du monologue narrativisé domine le récit et permet un jeu subtil dans la narration : parfois les propos rapportés semblent tout à fait proches du narrateur, narrateur mystérieux et inconnu qui est, tour à tour regard : « Je la vois moi » et fantasme « Je me la figure », d’autres fois, ce sont l’intériorité et la fluidité parfois heurtée du monologue qui dominent.

Camille attend. Elle attend le maître, son enfermement, le frère, le maître encore peut-être aussi. Michèle Desbordes rend au motif de l’attente tout son poids, toute sa pesanteur. Le temps retrouve de son épaisseur, de sa densité que le lecteur des temps modernes a parfois oubliées. L’utilisation quasiment systématique de l’imparfait, temps par excellence du temps qui s’écoule, lentement, la ponctuation qui donne à la phrase toute sa fluidité, miment cette lenteur, temps rythmé par l’écriture de ce même temps sur des petits carnets, inlassablement : « feuilletant un de ces carnets qu’elle avait toujours avec elle, […] ces listes, ces annotations sur les années, les mois qui passaient ».

L’attente certes mais pas l’oubli… Ce temps de l’attente est empli de souvenirs, tout se mêle… Qui attend-elle ? Le frère ou l’amant ? Il y a dans La Robe bleue une confusion, et des sentiments, et des souvenirs : « plus tard elle chercherait à savoir, à reconnaître, dans cette confuse et chatoyante suite de jours le moment où tout commençait de ce qui venait, du premier émoi et du premier trouble, et tous les silences et les hésitations, les regards dérobés, oui ce qui venait et ce qu’ils attendaient ». Jamais Camille ne cesse de se souvenir en attendant. Seule dans son atelier ou seule à l’asile, elle se souvient. Parfois de manière obsessionnelle. Comme le souvenir des chevaux de la voiture venue la chercher pour l’emmener à l’asile : « Elle entendait encore et encore, et revoyait ce matin-là de mars. » La pensée de l’enlèvement, du ravissement de Camille se fait obsédante et le motif du cheval parcourt l’œuvre du début à la fin : « et alors ce n’était pas le sommeil mais les chevaux qui revenaient et qu’elle entendait toujours […] ainsi que les crissements des roues sur les pavés des quais. »

La folie de Camille Claudel, qui, aux yeux de sa famille, a nécessité son enfermement, est parfaitement rendue par Michèle Desbordes qui parvient à recréer le rythme de l’obsession, de la pensée qui s’enferre, qui tourne sur elle-même jusqu’au tourbillon fatal : « Elle tombait et se perdait. » Le monologue narrativisé entraîne le lecteur dans cette valse de l’angoisse. L’enfermement de Camille, de son propre gré dans son atelier, puis contre sa volonté à l’asile, est d’abord un enfermement de la jeune femme dans ses pensées. Qu’importe d’être enfermée ici ou ailleurs, du moment qu’elle ne peut vivre un amour qui relève de la tragédie. Comme Prouhèze dans Le Soulier de Satin, Camille est enfermée, subit l’absence et l’attente.

L’amour de Camille pour Rodin relève de la tragédie, est synonyme de folie et de mort et ce dès la première rencontre entre les deux amants : « la grande houle dans le corps qui jouissait sans se livrer, ailleurs pour toujours, aimant et plein de haine. » Avant l’enfermement à l’asile, Camille est véritablement déshumanisée. Pensons simplement à ce passage où, tapie dans les fourrés, elle observe, en haut de la colline, la demeure de « Monsieur Rodin  ». Qu’en est-il de cet amour fou qui va jusqu’à l’abdication devant l’homme « qui décidait de ces choses » ? Paul, le complice de l’enfance, l’ami, au tout début de cet amour dans lequel Camille « s’enivre de céleste » écrivait que « c’était se perdre que d’aimer de la sorte ». Amour tragique donc parce que l’on ne peut ni lutter contre ni l’assouvir, « Ils ne pouvaient ni être ensemble ni se séparer ». Une véritable fatalité pèse sur l’existence de Camille qui tel un héros tragique, boite. Cela ne peut manquer de nous rappeler l’héroïne du Soulier de Satin qui dépose aux pieds de la Vierge son soulier afin de ne s’élancer vers le mal qu’avec « un pied boiteux ». L’amour est inséparable de la mort, l’amour est la mort, pour Camille comme pour Paul : « cette femme qu’il avait aimée, il avait connu la mort qu’il lui fallait, l’amour, il n’en parlerait jamais autrement. »

Amour tragique, souffrances, enfermement et folie mais ce tableau on ne peut plus sombre de l’existence de Camille Claudel est transcendé par l’art et c’est ce que Michèle Desbordes n’oublie pas de montrer dans La Robe bleue. Le motif de la sculpture parcourt l’amour et le récit : « Elle était l’Aurore, elle était la Danaïde, elle était Francesca » Camille est, comme chacun sait, une des principales sources d’inspiration de Rodin. De plus, la sculpture permet à Camille d’exprimer son amour fou et tragique pour son maître. Dans cette valse éperdue, l’homme et la femme arrêtés immobiles dans leur danse d’amour, dans le temps qui ne bougeait plus.

L’écriture de La Robe bleue permet de rendre l’immobilité du temps dans toute sa densité à travers le flux de conscience de Camille de la même manière que la sculpture, dans l’immobilité de la pierre, rend à la perfection le mouvement, la vie de la chair et de l’âme. De la pierre brute comme du silence, de la page blanche naissent la forme, la vie et le tournoiement inlassable de l’existence et de la mort.