Le Devoir, 11-12 novembre 2006, par Guylaine Massoutre

Au cœur de la pénombre

Dans L’Emprise, Michèle Desbordes saisit l’harmonie sous la vérité dérobée.

C’est une plume éblouissante. Michèle Desbordes vivait sur les bords de la Loire, dans une France douce et brumeuse, à l’ombre des châteaux et des forêts giboyeuses. Elle avait écrit L’Habituée en 1997, La Demande en 1999, La Robe bleue en 2004, chez Verdier, et Le Commandement en 2000, chez Gallimard ; mais aussi des poèmes, Sombres dans la ville où elles se taisent, chez Verdier. Née en 1940, la mort l’a fauchée trop vite en janvier.

Prose lente et dense, méditative, enveloppante et impérieuse, L’Emprise fait monter la splendeur du temps, dans une pensée ralentie qui s’accorde à la nature changeante. Desbordes avait un talent fou pour nommer les impressions évanescentes, sans oublier le lecteur lors de ses plongées songeuses dans l’environnement, Desbordes s’immergeait. À ses sensations se mêlent les souvenirs d’époques révolues, qui ont laissé l’empreinte de leur humanité et l’imprécision des êtres perdus. Récit d’une traversée de nuit et de désordre, tout baigne dans un adieu innommé, sans absence niée ni mélancolie des regrets. Est‑ce un effet de la Loire ? On se retrouve du côté de Villa Amalia de Quignard, dans l’ambiance tiède et libre des signes de terre et des ambiances de maison.

Ce sont les choses, avec leur odeur, leur goût, leurs couleurs, qui demeurent ; personnes, portraits, objets intimes, à partir du moment où l’écriture les cerne, leur nécessité autre que fonctionnelle viendra chercher votre attention : « Le temps qui soudain se touche de la paume, du bras tendu, comme un corps, une chair tout contre vous qui se respire et s’étreint, s’avale, goulûment, inconsidérément, et se perd et se dilapide en chemin et alors vous êtes là sur une route, un bas‑côté à parler de désolation, de dévastation, à vous demander ce qu’il faut faire pour que tout reprenne sa place. »

L’Emprise est un livre émouvant, et qui ignorerait sa valeur testamentaire tomberait pourtant, sous son charme. Car Desbordes saisit l’harmonie sous la vérité dérobée. Quand l’existence fuit, la conscience se noie, la narration erre et se déploie. II est question de chagrin chassé. Du souvenir d’une petite fille. II s’agit sans doute de l’auteure. La narratrice a voyagé, elle le raconte. Mais le seuil inconnu, elle l’a franchi au retour, dans le regard qu’on pose sur celui qui revient. L’homme est bien là, pour un temps, livrant son opacité parfaite, avant de s’engouffrer au royaume des ombres. Marche avant, seule option ? « Mourir les yeux dans la mer un jour qu’elle serait bleue. » Dans les mots de Desbordes, il n’y a ni proche ni lointain : ce qui se tait et se livre irradie la beauté. Elle laisse aussi Artemisia et autres proses (Laurence Teper).