L’Humanité, 12 février 2004, par Jean-Claude Lebrun

Portrait d’un désert

En quelques livres, Michèle Desbordes s’est imposée comme un auteur de toute première force. L’on se souvient de l’admirable portrait en clair-obscur qu’elle avait dressé dans La Demande, en 1998. À l’époque de la Renaissance, à l’intérieur d’une demeure des bords de Loire, la servante discrète du plus grand artiste de l’époque se laissait lentement investir par une foule de sensations et de sentiments, qui la hissaient à une insoupçonnée hauteur humaine. C’est une autre figure de femme qui se tient aujourd’hui au centre de La Robe bleue. Non plus en gloire, mais dans une manière de terrible désert d’elle-même. Une artiste vouée au mutisme, à la prostration, à la répression de ses élans, trente ans durant, dans une institution pour aliénés, à quelques kilomètres d’Avignon. Elle y était arrivée en août 1914, déplacée de Ville-Évrard pour cause de guerre. Elle y mourait, dans la plus extrême solitude, en septembre 1943. Petite femme de soixante-dix-neuf ans qui avait dû payer au prix fort une folle créativité, une passion contrariée et une aspiration à la liberté insupportables à sa famille et à son temps. Car, chez les Claudel, l’on ne badinait pas avec la règle et la convention. C’est précisément à une prodigieuse traversée du désert de Camille Claudel que nous convie aujourd’hui Michèle Desbordes.

La romancière s’appuie pour cela sur les éléments connus de la biographie, également sur des pièces des archives du frère aîné, Paul Claudel, le grand absent, aimé plus que de raison. Et elle vient s’installer au côté de Camille. Elle entre avec elle dans la petite chambre où elle écrit ses innombrables lettres au frère, s’assied près d’elle sur la terrasse, l’accompagne dans le parc où elle déambule sans but. Et elle vit avec elle dans l’attente, souvent vaine, de la visite annuelle de Paul, qui mène dans le monde sa carrière de diplomate. Elle dessine ainsi les contours du désert dans lequel Camille commença d’entrer, lorsqu’un matin pluvieux de mars 1913, elle entendit sur le pavé du quai Bourbon résonner les fers des chevaux attelés au fourgon de Ville-Évrard. Son père, qui la protégeait, venait de mourir. Sa mère, sa sœur et le petit frère adoré ne perdirent pas une seconde pour la faire interner : un « enlèvement », une « arrestation ». Car, cette irrégulière, cette exagérée, depuis son piteux lâchage par Rodin, après quinze années de tempétueuse osmose, qui vivait recluse dans son atelier, derrière ses jalousies, fracassait la nuit à coups de marteau ce qu’elle avait modelé le jour. L’exaltation créatrice et amoureuse des belles années, à partir de 1884 ou 1885, s’était transmuée en une mélancolie autodestructrice, inquiétante et mal supportable. La vieille femme d’apparence apaisée, que l’on voit assise sur sa chaise dans le parc de l’asile, fut bien un jour cette furie dévorée par les feux un instant alliés de l’art et de l’amour.

Michèle Desbordes compose ici un portrait bouleversant, mais sans pathos, de Camille Claudel. Suivant un véritable mouvement d’empathie pour la petite femme qui avait osé, dans son art et dans sa vie – mais pour elle, cela faisait tout un –, s’aventurer jusqu’aux plus extrêmes limites de soi. Le texte frappe en même temps par sa limpidité d’écriture et par ce qu’il suggère de trouble là derrière. Par son allure volontairement ralentie, par ses retours et ses reprises, il trace le chaos d’un paysage mental, explore le lent dessèchement d’une âme d’abord indignée et révoltée, puis seulement en attente de réponse à ses appels. Mais le frère, qui sera longtemps le seul artiste reconnu de la famille, au demeurant parfaitement bourgeois et mondain à la ville, ne viendra qu’une dizaine de fois jusqu’à elle, pour de furtives échappées de sa proche résidence de vacances. À partir de 1936, il ne fera plus jamais le déplacement. Laissant définitivement seule, pour ses sept dernières années – hasard et ironie du nombre sacré de la Bible chez ce grand croyant – celle qui s’était voulue exclusivement artiste et n’avait pas trempé un seul instant dans les concessions à l’ordre du monde. En 1936, ils avaient passé ensemble une journée au bord de la mer, une photo l’atteste. Camille, qui d’ordinaire revêtait une manière de coule informe, y apparaît au côté de Paul, dans une robe coupée à l’ancienne, que la romancière imagine bleue. Leur longue cérémonie des adieux s’achève dans cet éclat ultime. Telle l’impossible noce de la sœur et du frère. De la créatrice intransigeante et de l’artiste compromis avec le monde. L’on voit bien tout ce qui vient converger autour de la petite silhouette en train de progressivement s’effacer, dans ce roman d’une considérable beauté formelle et humaine, d’une impressionnante ampleur thématique, qui pose la question de l’art et de la vie de leur fondamentale inharmonie, ainsi que Rimbaud peu de temps auparavant l’avait exprimé. À sa façon, Michèle Desbordes vient de frapper un grand coup dans l’actuel débat autour du roman.