Libération, 17 février 2005, par Jean-Baptiste Harang

Monsieur William

De ces textes qu’on lit d’ahan, de confiance et de fébrilité tant la langue qui les tend menace de se briser à la moindre inattention, au moindre repos, qu’elle a besoin pour vivre de notre œil fiévreux de peur que le fil-de-fériste ne se fracasse au fond du vide, de ces textes on ne saurait dire s’ils sont des romans, des essais, des poèmes en prose ou des chants nécessaires, ces chants désespérés dont on a dit qu’ils étaient les plus beaux qu’ont certains auteurs pour survivre à leur art, à leur chute. On lit ainsi les livres de Pierre Michon, ses textes courts où il dit ses admirations, le regard humide, et qui ne parlent que de lui.

Foin de Michon, il s’agit ici de Michèle Desbordes et de Faulkner, même si le nom de William Cuthbert Faulkner n’apparaît qu’à la page 21 avec ce « u » surnuméraire qu’il a ajouté à celui de son arrière-grand-père, William Clark Falkner, autant pour lui ressembler un peu que pour s’en défaire, « le plus fou de tous (… forcément on prend la phrase en route) qui, non content d’être preux cavalier et héros de la guerre de Sécession, devint banquier, avocat et constructeur de chemins de fer, et cela fait non seulement commit des livres, un roman, La Rose blanche de Memphis qui eut plus de lecteurs à lui tout seul que Sherwood Anderson, Hemingway et l’arrière-petit-fils réunis, mais un jour d’hiver des années quatre-vingt, en un combat singulier, le meurtre d’un homme ; et quelques années plus tard on naîtra, arrière-petit-fils de son état, parmi les chevaux qui autrefois vous auraient mené au combat et à la gloire, on naîtra et grandira si on peut appeler ça grandir tant cela s’avérera difficile (…). Bientôt on ne sourit plus, on ne peut plus sourire, ni sur les photos pour lesquelles on pose, ni ailleurs ; on a onze ans et on ferme les lèvres, le visage tout entier, on ne voit plus du monde que ce qu’on en a déjà engrangé de solitude et d’insignifiance de sa personne, sans parler d’un père qui boit tout ce qu’il sait et n’est pas là pour vous aimer et encore moins vous considérer, dans ces pays, dans ces maisons, les pères ne sont pas là pour vous aimer et vous considérer, ils sont là pour vous enseigner que vivre en réalité ce n’est pas vivre, mais bien mieux que cela, c’est se préparer à rester mort longtemps ». On a dû couper, faire du tort, on aurait pu citer autre chose, porter la lame à un autre endroit, on aurait trouvé le même sang, amputé la même chair avec le même remords. On regrette.

Certes, on a là un portrait de Faulkner, le portrait qu’on peut en faire avec le peu qu’il y a à savoir d’un homme qui est né là où il mourra (dans le comté d’Oxford, Mississippi, 1897-1962), n’a fait qu’écrire, boire et voir Paris et Hollywood, et être malheureux avec une désespérante application. Un portrait romanesque puisque Michèle Desbordes situe son récit non pas à Oxford comté d’Oxford mais à Jefferson comté d’Yoknapatawpha, comme dans Sartoris, le Bruit et la fureur, Absalon ! Absalon ! et tant d’autres. Ce n’est pas le portrait d’un homme, même s’il sonne vrai, même s’il se trouve confirmé par l’écho qui résonne au cœur des lecteurs de Faulkner. C’est le portrait du malheur incarné en Faulkner sous la plume de Desbordes. Et, de guerre lasse, un autoportrait qu’elle ne parvient pas à enfouir plus longtemps sous le masque vrai de l’autre, et qui surgit page 76, 77 et 78 : soudain nous ne sommes plus à Yoknapatawpha, mais quelque part au sud de la Loire, dans une autre lumière d’août, sur une route d’exode, où une autre petite fille meurt, où une autre femme en gésine peine sur le chemin et une autre enfant souffre, elle dit « je », qui s’appelle déjà Michèle, deviendra Desbordes, et cherche en vain dans l’écriture la force d’oublier. Page 80 Faulkner revient comme si nous n’avions pas quitté Yoknapatawpha, il lui reste 28 pages pour mourir malheureux, sans consolation ni pour lui, ni pour elle, ni pour nous.