Mouvement, mars 2014, par Catherine Bédarida

Transfusion sanguinaire

La Limite de l’oubli, chant rauque d’une jeune génération russe héritière du passé stalinien.

Salement mordu par un chien, un enfant perd son sang en abondance. L’Autre Grand-Père, un vieillard proche de la famille, insiste pour lui transfuser le sien. L’enfant survit, le vieillard meurt. Désormais le sang de cet homme de la génération stalinienne coule dans les veines du jeune narrateur. Devenu adulte, il se consacrera à enquêter sur la vie de cet homme, resté muet sur son passé.

Par cette parabole, débute La Limite de l’oubli, premier roman de Sergueï Lebedev. Du passé stalinien et soviétique de la Russie, qu’est-ce qui a été transfusé aux générations postérieures ? Né en 1981, l’auteur appartient, comme son narrateur, à celle de la perestroïka. Il a grandi dans les silences de parents et grands-parents mus par le besoin désespéré de tourner la page, accéder à une vie neuve, connaître la couleur après les décennies de gris.

Géologue, Sergueï Lebedev a beaucoup voyagé à travers son pays et vu de près les vestiges des camps. L’héritage du sang, des souvenirs, des vies d’autrui, « tout a soif de mots, tout cherche à advenir par la parole, tout réclame reconnaissance et deuil », fait-il dire à son personnage.

Dès l’enfance, le narrateur pressent qu’un monde se cache derrière celui des apparences stables. La forêt parle, les « herbes nocturnes [conversent] dans la langue du brouillard et de la rosée. » Le crépuscule, cette « fente entre le jour et la nuit » est « l’heure d’un temps indéterminé dont les oiseaux attendent la fin en demeurant dans l’air ». À travers ce flou et ces interstices, l’enfant voit des signes comme, plus tard, l’adulte en lira sur le visage d’une vieille femme croisée dans le métro de Moscou, sorte d’apparition consolatrice. Quand le pays entier est « plongé dans la cécité », le personnage est donc un voyant. L’Autre Grand-Père a perdu la vue, aveuglé par la blancheur du Grand Nord, dans cet au-delà du cercle polaire où il a sévi, où des milliers d’êtres humains ont été déportés, suppliciés au travail ou assassinés. Ici. la matière est loin d’être inerte. Chaque arbre, chaque forêt, chaque étang est un spectre. Des ossements, des crânes, des corps gelés apparaissent à qui ne détourne pas le regard.

À l’opposé de la tradition littéraire russe, la nature, chez Lebedev, est un univers hostile, un cimetière d’hommes et d’utopies. Des villes construites pour faire extraire les minerais précieux par les détenus des camps, il ne subsiste que « des taches de rouille, des citernes renversées, des pylônes électriques brisés, des bouts de ferraille tordus, entortillés, comme taillés par des ciseaux géants, des ornières laissées par les roues des camions ». Les paysages décrits sont incertains : où finit la terre ferme, où commencent les eaux, où s’effacent les îles, que cache la neige ?

Là où la journaliste Svetlana Alexievitch procède par des entretiens pour aborder la même période historique1, Sergueï Lebedev opte pour la fiction, avec ses fulgurances poétiques, ses métaphores prodigieuses, qui donnent au livre une allure de conte philosophique. L’« oubli » a ses limites, comme l’annonce le titre du roman. Limites en tant que bord qui borne et arrête la réflexion, la possibilité même de penser le présent. Limites en tant qu’extrémité de l’expérience humaine, frontière entre l’humain et l’inhumain, entre la capacité de cruauté des êtres entre eux et celle de soumission à la violence.

Si Sergueï Lebedev a manifestement lu la littérature des camps, les témoignages sur le goulag comme ceux de Varlam Chalamov2, il est né après ces auteurs. Ses interrogations, rares dans la Russie actuelle, portent sur les séquelles du stalinisme et l’impact du silence auprès des générations suivantes.

« Il suffit d’une personne qui se charge du travail de mémoire », d’un être « qui laisserait parler la vérité à travers lui », note le narrateur. À travers ce jeune écrivain, qui vient de terminer un deuxième roman, la voix est tracée.

 

1. La Fin de l’homme rouge, Actes Sud, 2013.

2. Récits de la Kolyma, Verdier, 2003.