Télérama, 14-20 juin 2014, par Nathalie Crom

L’autobiographie de Felder est éditée pour la première fois en France. Ou comment, au XIXe siècle, un modeste paysan autrichien fit œuvre d’écrivain.

À Schoppernau, « village le plus reculé des profondeurs du Bregenzerwald », naquit, un jour de mai 1839, dans une famille de la paysannerie moyenne, un garçon nommé Franz Michael Felder. Et c’est à Schoppernau, moins de trois décennies plus tard, que ledit Felder mourut. Fin de l’histoire ? Oui, et non. Car les heures et les jours de Franz Michael Felder ne se résumèrent pas aux travaux agricoles. En marge de ceux-là – auxquels il se consacra finalement de moins mauvaise grâce qu’on pourrait a priori le penser –, le jeune Autrichien avait entrepris un tout autre chantier. Une œuvre: de la poésie, quelques romans, un récit autobiographique, et, en guise d’exercice quotidien, un journal intime. Comme l’explique l’éditeur Jean-Yves Masson, dans la postface qu’il donne à cette première traduction en français des Scènes de ma vie, Felder « s’est extrait de la glèbe, il est sorti de son bourbier comme le baron de Münchhausen: en se tirant par ses propres cheveux » – la métaphore évoquant moins le monde rural et agraire dans lequel Felder évolua durant sa courte existence que le processus opiniâtre d’auto-engendrement de l’écrivain.

C’est ce processus, cette genèse que raconte Scènes de ma vie – comme si, en deçà du tableau réaliste, presque documentaire, de la vie villageoise dans une vallée autrichienne au milieu du XIXe siècle, s’écrivait une sorte de « Bildungsroman ». L’histoire, véridique, d’un individu – d’une conscience, d’une volonté – qui, très jeune, s’éprouva comme différent de ceux qui l’entouraient. Et qui, une fois dressé le constat de son étrangeté, voire de son incongruité, de son incapacité à se fondre dans « le cours impitoyable et régulier » des choses, choisit d’assumer cette singularité, en dépit des objections et des interdits. Leur opposant une sorte de résistance aussi ferme que discrète. « Même pour le plus paisible des hommes, il est dangereux de passer pour quelqu’un d’à part », souligne Felder, ajoutant : « Je n’étais pas à ma place dans le monde, voilà tout, je n’avais rien à me reprocher, quand bien même je ne me comporterais pas comme les gens l’attendaient de moi. »

Son « mal », sa bizarrerie, le doux et tenace Felder ne les nomme pas, mais au fil du récit, qui retrace les vingt premières années de sa vie, il en égrène et souligne les symptômes. Une sensibilité, une émotivité qu’il peine à contenir. Dès l’enfance, un appétit de lire et d’apprendre – racontant le moment où, à 14 ans, comme tous les garçons du village, il arrête l’école, il écrit : « Ah, mon Dieu, tant de choses en moi étaient encore floues et désordonnées […] Je voyais tous les autres, même les plus faibles d’esprit, contents et repus comme après le plus copieux des banquets; moi seul je quittais l’école affamé et les yeux mouillés de larmes. » Bientôt, la naissance en lui de l’esprit critique – qu’il appelle « le ver du doute », qui s’insinue en l’individu, fissure ses certitudes les plus ancrées, « vous ronge toujours plus profondément, et n’épargne pas même ce qu’il y a de plus grand et de plus sacré ». Et le besoin de coucher sur le papier ses pensées et ses troubles – il le fait dans son journal intime intitulé « Le monde de mon cœur », auquel il consacre une partie de ses nuits, le préservant durant la journée à l’abri des regards, « dans le tiroir le plus secret de mon armoire à vêtements, avec le missel de Marraine et le chapelet à grains d’argent de mon père… »

Sa vie durant, Franz Michael Felder n’a qu’occasionnellement quitté le Bregenzerwald et ses habitants, « leurs vallées étroites, leurs idées étriquées ». Il a tenté de réformer le fonctionnement de la communauté villageoise de Schoppernau, bousculant ses « philistins », ses notables et son clergé, dans le but de « venir à bout d’opinions absurdes et d’injustices qui n’avaient que trop duré ». Mais cela, Scènes de ma vie – admirablement traduit par Olivier Le Lay – ne le raconte pas, demeurant centré sur l’émancipation individuelle de Felder, son intime et irrévocable révolution de velours.