Le Monde des livres, 22 août 2014, par Agnès Desarthe

Traduire, dit-elle : Poupées russes

Lors d’une conférence sur la traduction, à Arles en 2013, une main se lève dans le public : « Comment procédez-vous pour les jeux de mots ? » Mes collègues et moi répondons, unanimes : « On adapte, on modifie. » Le questionneur se rembrunit : « Vous changez le texte ? » Le banc des traducteurs hoche la tête. L homme s’insurge : « C’est scandaleux. Comment puis-je savoir ce que vous avez trafiqué ? Plus jamais je ne lirai de traduction. » Je lui demande s’il imagine une alternative. Il propose les notes de bas de page. Ainsi, à chaque plaisanterie serait associée une quinzaine de lignes d’explication ? Les livres en traduction seraient deux à trois fois plus épais que les originaux. Et que faire, par ailleurs, des termes intraduisibles ? poursuis-je. L’homme fronce les sourcils. Je lance le mot « Brot » – en français pain – cité dans La tâche du traducteur de Walter Benjamin. Celui-ci note que Brot réfère à une miche noire et dense, tandis que pain désigne une baguette à la mie blanche et aérée. Je dispense mon interlocuteur d’élaborer une solution pour les pays où le concept même de pain n’existe pas. Nous sombrons malgré tout et collectivement dan la détresse, possédés par le sentiment que toute traduction est vouée à l’échec, que la fameuse tâche du traducteur est en réalité, une mission impossible. Et pourtant, nous traduisons, comme l’aurait peut-être dit Galilée.

Nostalgie au carré

Dans son nouvel ouvrage, Histoires d’un médecin russe, Maxime Ossipov met en lumière avec humour les multiples et irréparables discordances rencontrées lors du passage d’une langue à l’autre. « Pour les Américains, écrit-il, le triple A veut dire Association américaine automobile. Tandis que nous, qu’est-ce qu’on associe aux trois A ? […] Anna Andréevna Akhmatova ! » Que dirait-il s’il savait qu’ici, en France, le triple A évoque davantage une andouillette de qualité médiocre que la poétesse acméiste ? Lorsqu’on traduit un livre, on traduit une langue mais aussi une culture. Ce jeu de poupées russes ne connaît pas de fin car, une fois les deux premières coques ouvertes, on tombe inévitablement sur la voix de l’auteur, qui fabrique une langue dans la langue.

Pour Éléna Rolland, traductrice de ce recueil en sept récits, il s’agit surtout de glisser d’une rapidité elliptique à une lenteur lestée de nostalgie. Rapidité dans le prologue somptueux, « Cri d’un oiseau domestique », où l’on succombe à cette déclaration lapidaire concernant la Russie centrale : « On s’en éprend aussi facilement qu’une femme tombe amoureuse d’un perdant. » Langueur douloureuse à l’œuvre dans « Pièces sur l’échiquier », l’histoire d’un jeune joueur d’échecs originaire de Leningrad, ayant fui aux États-Unis depuis Moscou afin d’échapper au spectre d’un père délateur. Originaire de Leningrad, certes, mais rentrant, quelques années plus tard à Saint-Pétersbourg, car en Russie, la toponymie est cicatricielle, remuant l’inlassable couteau de la nostalgie (la toska si chère à Marina Tsvetaeva) dans la plaie identitaire. Une nostalgie au carré, substituant la Russie tsariste à la Russie communiste et inversement, dans une tension que la traduction, là encore, se doit de rendre. Et quand la mission est accomplie, l’illusion fonctionne, le lecteur, à défaut de lire en russe, se croit russe lui-même.