Que lire ?, Livres hebdo, septembre 2014

La chanson de Gisèle

Une histoire d’amour et de secret, un premier roman plein de rêves troubles.

Le premier livre de Laure des Accords dont la notice de son éditeur, Verdier, précise seulement qu’elle est enseignante dans un collège de la région parisienne, est un court et beau roman, dense, organique, sculpté dans une matière compacte de jouissances et de douleurs incorporées. Alors qu’un vieil homme malade attend la fin dans un hôpital de Nanterre, sa compagne de toujours se souvient d’une fillette de leur enfance, « la grosse Gisèle », « leur » Gisèle, Vénus massive et opaque, bloc de solitude butée, « petite fille déjà femme aux espaces de chair défendus ». Guillemette, sa camarade de cour d’école, revoit cette « reine placide », son « envoleuse ». « Son regard vide et profond essore votre vie avant même que vous ayez l’idée de baisser les yeux, il vous tord votre enfance, exprime tous les bruits intimes de votre corps. » Ainsi remonte des caves du passé jusqu’au présent sans futur de la vieillesse, l’attirance trouble que suscitait cette « fille de pauvres ». La narratrice vivait alors avec deux jeunes frères jumeaux isolés dans leur monde, et des parents qui détestaient les fêtes et les anniversaires, dans une HLM de la banlieue sud. Elle n’était encore pour Romain, le petit voisin du septième étage, que « la fille aux chaussures » que le garçon sans mère ne regardait pas, à qui il n’adressait pas la parole. Lui que les autres appelaient « le fils du cochon » et qui aimait tourmenter Gisèle en tirant ses longs cheveux noirs. Plus tard, ce Romain, dont le père né au Portugal portait un trousseau plein de clés alors qu’il ne possédait rien, deviendra l’amoureux tailleur de pierres qui « a bâti de ses mains [sa] maison enlacée de vignes et de liserons ». De rêves en réminiscences – le jardin d’une maison de famille, une cérémonie vécue derrière une vitre en verre dépoli, des récits rapportés –, les vieux amants, deux vieux enfants, ressuscitent Gisèle, leur fantôme commun, statufié dans un souvenir ambigu de désir et de honte, de transgressions initiatiques, de pactes muets et jamais trahis. Tout en laissant de larges pans d’ombre, la romancière réveille peu à peu les secrets qui dorment et qui ont lié le trio depuis ce temps primitif où, quand Gisèle l’envoleuse chantait, « c’était doux et effrayant à la fois ».