Le Matricule des anges, septembre 2014, par Thierry Cecille

Entre poème en prose et conte de fées, Antonio Moresco nous offre une méditation sensible sur la destruction et la renaissance, à jamais liées.

Pour une raison qui demeurera inconnue – simple lassitude, choix existentiel plus réfléchi ? – le narrateur de ce récit court et dense vit seul dans un hameau déserté de quelque massif montagneux. Il ne se rend au village le plus proche que lorsqu’il est forcé de s’y ravitailler. Il se contente d’un quotidien modeste – et se concentre sur chacun des gestes et chacune des sensations que cette solitude lui permet de cerner, de peser. De longues descriptions, à la fois méticuleuses et aisées, dépeignent alors les paysages qui l’entourent, les végétaux et les animaux, les forces de la nature qui s’y déploient. Il oscille sans cesse entre la fascination et l’effroi puisqu’il semble sensible avant tout à ce qui se joue là de luttes, de combats pour la lumière ou l’espace ou l’oxygène : la vie est mort. Ainsi dans un « sous-bois féroce » observe-t-il « ces mille et mille formes végétales qui s’entrelacent et se combattent, déjà sous la ligne de la terre » ou bien, surpris par leur vol effréné, s’adresse-t-il aux hirondelles pour leur demander pourquoi elles sont si « survoltées ». Il décrit avec désespoir trois lys détruits par la grêle : « en pièces, les calices massacrés, les tiges brisées, la poudre jaune des pollens coulant sur ce qui reste des blanches corolles déchiquetées ». Même dans cette retraite, il ne cesse de s’interroger : « Où je peux bien aller pour ne plus voir ce carnage, cette irréparable et aveugle torsion qu’on a appelée vie ? »

Face à la maison dans laquelle il s’est installé, sur un autre versant tout aussi boisé, lui apparaît une « petite lumière », floue, changeante, indiscernable. Il part alors en quête de cette autre vie, de ce qui semble d’emblée comme une sorte de reflet, d’écho à ce qu’il est en train d’expérimenter. Patiemment il s’en rapproche, patiemment il fait la connaissance de l’enfant qui y vit, lui aussi solitaire, patiemment il l’apprivoise, devient son ami. Il apprend alors que cet enfant est déjà mort, s’est en fait suicidé – mais rien pourtant ne l’apparente à un fantôme, son quotidien est celui d’un enfant vivant, que rien ne distingue hormis cette inhabituelle solitude, se nourrissant, effectuant les tâches ménagères, se rendant à l’école où il reçoit un enseignement qui lui tire des larmes quand il éprouve des difficultés face à certaines leçons, à certains exercices… Le narrateur ne semble pas étonné outre mesure de cette situation, leur relation devient seulement plus intime au long des saisons qui passent – jusqu’au moment où nous croyons comprendre qu’il va rejoindre l’enfant de manière plus définitive, en quittant lui aussi la vie commune, pour cette autre vie ici frôlée, en un au-delà à peine différent, comme un arrière-pays derrière ce monde. C’est simplement qu’en fait, qu’il s’agisse des insectes ou des oiseaux, des arbres ou des hommes, « tous continuent à mourir et à renaître et à mourir à nouveau, toute chose dans le même cercle de la douleur créée ».