La Revue littéraire, nº 55, automne 2014, par Claudio Morandini

En Italie, à l’occasion de la sortie de La Lucina, les éditions Mondadori l’avaient défini comme un livre à mi-chemin entre Leopardi et Le Petit Prince. La première comparaison est correcte, comme nous le verrons ; la deuxième est seulement apparente, et disparaît dans la deuxième partie du roman.

En tant qu’écrivain, Antonio Moresco se consacre soit aux fresques hypertrophiques et magmatiques telles que Cantiques du chaos, soit aux romans courts qui souvent se développent comme des prolongements des premiers et se présentent comme des récits « intimes », « secrets » et féériques. La Petite Lumière appartient, par ses dimensions à son style, à cette catégorie.

Le moi qui raconte – un homme qui, comme un ermite, s’est réfugié dans un hameau abandonné tout près d’une forêt hostile – est captivé par une petite lumière lointaine, qui chaque soir apparaît au milieu de la végétation. C’est un misanthrope contemplatif aux aptitudes philosophiques : ses sens inspectent une nature qui vit dans un état perpétuel de douloureuse métamorphose, tout comme dans une célèbre page du Zibaldone de Leopardi consacrée aux fleurs d’un jardin : l’existence est une lutte acharnée de créatures agonisantes, une « pullulation désespérée de vie et de mort à travers le temps, l’espace » (« Où je peux bien aller pour ne plus voir ce carnage, cette irréparable et aveugle torsion qu’on a appelée vie ? » demande le narrateur, dans un de ces fréquents monologues interrogatifs). La nature menace ses créatures, les rend folles : des chiens redevenus sauvages circulent dans les villages isolés, le vent et les séismes bouleversent sans arrêt les paysages et perturbent les existences. Tout cela est raconté dans un style exubérant et souvent baroque, dont l’exacte traduction de Laurent Lombard reproduit admirablement l’alternance entre emphase et nuances.

Le je-narrateur se pose souvent des questions (« Qu’est-ce que ça peut bien être, cette petite lumière ? », « C’est quoi ce monde ? », « Comment je vais faire pour trouver cet endroit ? ») : surtout, il les pose aux êtres qui l’entourent. La plupart du temps, ce sont des questions rhétoriques, des péroraisons qui maintiennent une nuance parodique (aux racines aériennes : « Pourquoi vous êtes nées là-haut et pas sur la terre ? » ; et aux guêpes : « Mais pourquoi vous êtes toujours aussi hargneuses ? ») ; quelquefois ces êtres répondent : c’est le cas des hirondelles, qui dessinent dans le ciel des parcours énigmatiques de liberté folle, mais qui semblent aussi en être les otages.

À part les hirondelles, les narrateur n’espère pas vraiment trouver des interlocuteurs dans cette nature farouche. Aussi, ses rares contacts avec les autres êtres humains tournent toujours à l’ellipse du non-dit ou au malentendu. Le seul vrai interlocuteur, pudique et fiable, c’est l’« enfant en culottes courtes, la tête rasée » qui vit solitaire au milieu de la forêt et qui allume chaque soir une petite lumière pour faire ses devoirs. Enfant singulier, gentil, réservé, naïf et profond tout à la fois (voilà enfin le côté à la Saint-Exupéry du roman), il se révèle peu à peu au narrateur et lui fait découvrir un au-delà mélancolique où on est en proie aux gestes répétés et aux regrets – des limbes dans lesquels il reste élève, ou plus exactement cancre, pour l’éternité.

La forêt décrite dans ce roman (et le roman même) est en somme un lieu de passage entre vie et mort, civilisation et sauvagerie, enfance et âge adulte, temps présent et passé, sommeil et veille. On traverse inconsciemment ces frontières qui ne sont pas tracées, dans une géographie foisonnante comme une vieille estampe de ruines, ambiguë comme une anamorphose. Page après page, le petit apologue romanesque s’est transformé en une ghost-story crépusculaire, dans laquelle « on ne distingue plus les morts des vivants ».