La Quinzaine littéraire, 1er décembre 1997

L’Aujourd’hui blessé

Sous ce titre fort mais énigmatique sont rassemblés des récits de femmes soviétiques, pour la plupart arrêtées et déportées dans les années terribles (1936, 1937), et qui racontent. Elles témoignent pour « aujourd’hui », en effet (le livre fut publié en URSS en 1989, juste avant la fin du régime), elles révèlent ce qui est caché sous l’expérience des nouvelles générations, celles qui n’ont pas connu la violence si amère de la Terreur exercée au nom du bien de tous, sans pitié, sans égards, sans respect des lois.

Leurs témoignages très divers (par la longueur, par le ton, par les personnalités des auteurs) se rejoignent étrangement. C’est qu’elles sont toutes femmes : privées de leurs enfants, quelquefois de la confiance ou de l’amour de leurs enfants, agressées dans leur faiblesse et leur pudeur. Elles se rejoignent aussi dans leur désir d’offrir à aujourd’hui (un aujourd’hui qui peut être celui des lecteurs français) une souffrance qui est riche de connaissance et d’une surprenante beauté.

Ces témoignages n’apportent pourtant rien de radicalement inédit sur les prisons et les camps soviétiques : le lecteur de Soljenitsyne, d’Evguénia Guinzbourg, de Chalamov y retrouve les Boutyrki, la Loubianka, les Solovki et, plus loin, les isolateurs, les camps de l’Oural ; enfin la terrible Kolyma. On reconnaît les différents courants de détenus et de déportés : ceux qui avaient le tort d’avoir une appartenance politique : socialistes-révolutionnaires, mencheviks, trotskistes, enfin les vagues successives de staliniens ; les masses de paysans « dékoulakisés » auxquels le régime mena une guerre féroce ; les peuples martyrs, Ukrainiens, Baltes, sans oublier le peuple russe lui-même ; et surtout les individus emportés sans raison par le flot, arrachés à leurs proches, à leur vie, privés d’avenir et de présent vivable parce qu’une décision absurde les avait nommés « ennemis du peuple », alors qu’ils étaient le peuple lui-même.

Les femmes qui parlent ici ont en commun d’avoir non seulement survécu, mais d’avoir préservé ou gagné une intégrité morale à travers les humiliations et les moments de désespoir. L’un des récits les plus forts, à l’ouverture du recueil, est celui d’Olga Sliozberg. C’est aussi le plus long, celui qui a la chance de pouvoir se développer et se constituer en un ensemble. Épouse d’un scientifique qui se sentait à l’aise dans le régime, elle a un long chemin à faire. Il lui faut rompre avec l’indifférence qu’elle opposait, avant son arrestation, aux rumeurs de persécutions injustes : « On coupe le bois, les copeaux volent ! » En prison encore, elle apprend à cesser de mépriser la souffrance des autres. À la Loubianka, apprenant qu’une co-détenue occupée à recoudre son col de blouse n’a pas vu son fils depuis trois ans, elle lui dit cruellement : « Vous ne devez pas aimer votre fils comme j’aime le mien. Trois ans séparée de lui, je n’y survivrais pas. » Et la femme lui répond : « Dix ans même vous survivrez, et vous vous intéresserez et à la nourriture et à votre robe, et vous vous battrez pour un baquet aux bains et pour un coin chaud dans votre baraque. Et souvenez-vous : la souffrance est égale pour tous. » Nombre d’épisodes, dans ce récit comme dans les autres, rapportent ainsi des leçons données et reçues, lorsque la détenue apprend qu’elle n’a encore rien vu, lorsque telle communiste égoïstement fière de l’être reçoit la révélation des souffrances dont elle s’est rendue complice comme sans le savoir, lorsqu’une intellectuelle apprend à haïr férocement, et à haïr ceux qui l’ont amenée à haïr ainsi.

Les éditeurs russes du volume lui ont donné une orientation, un sens. Deux des derniers récits rapportent la rencontre, dans un camp, avec Ariadna Efron, la fille de la grande poétesse Marina Tsvetaieva (revenue en Russie en 1940, elle se suicida en août 1941). Ariadna Efron, dans les années quarante et cinquante, portait en elle l’amour de la poésie, la foi dans l’écriture. Et le volume se clôt sur quelques-unes des lettres qu’elle envoya à Boris Pasternak, l’ancien correspondant de sa mère depuis son lieu de relégation. Elle réagit avec une sensibilité inquiète et précise au spectacle de la nature (le ciel immense, « la vie écrite noir sur blanc sur la neige », le fleuve qui « manque totalement d’intimité »), et surtout elle lance les écrits vers l’avenir, vers nous : « L’important c’est d’écrire, c’est là qu’est le miracle, et nous voulons encore que l’écrit soit publié !… D’accord, mon cher, peut-être vivrons-nous pour voir ça ; mais il est après tout beaucoup plus important que tes écrits et ceux de maman survivent jusqu’à des générations que nous ne pouvons pas même imaginer, mais avec qui vous serez à tu et à toi… » (lettre de 1957).

La conclusion et comme la résolution ainsi donnée à ces pages rapportant des souffrances absurdes, décrivant des vies brisées et des consciences délibérément méprisées et poussées au désespoir, cette conclusion serait presque trop belle, trop artificiellement apaisante, si la beauté ainsi appelée n’était elle-même gonflée d’amertume, blessée pour toujours.

Pierre Pachet