Klincksieck, nº 347, 2013, par Peter France

Le dix-neuvième siècle, siècle de la comparaison : cette formule de Nietzsche est citée au début et à la fin de ce volume de l’Histoire des traductions en langue française. La comparaison des cultures et l’ouverture à l’autre qu’elle implique sembleraient difficiles, voire impossibles, sans la traduction. Et pourtant, dans les histoires de la littérature et de l’édition en France au dix-neuvième siècle, la traduction occupe une place des plus modestes. On y parle, certes, de l’influence de textes étrangers sur la culture française, on cite quelques cas célèbres (le Poe de Baudelaire, le Paradis perdu de Chateaubriand), mais c’est à peu près tout. Yves Chevrel et Jean-Yves Masson, directeurs de cette nouvelle histoire, proclament dès leur avant-propos qu’il est « temps de mettre fin à cette méconnaissance ». Dans ce premier volume à paraître, une équipe de 67 spécialistes, fort bien dirigée par Yves Chevrel, Lieven D’hulst et Christine Lombez, s’en est acquittée avec brio.

L’organisation du livre se fait essentiellement par genre, mais dans la plupart des chapitres on trouve également des divisions chronologiques et géographiques, car la matière touffue du livre nécessite l’intervention de nombreux collaborateurs – ce qui entraîne fatalement un certain nombre de redites (les traductions grecques de Leconte de Lisle reviennent plus d’une fois sur le tapis). Un premier chapitre analyse les discours et les débats théoriques – où l’université semble jouer un rôle bien plus grand qu’outre-Manche. Viennent ensuite un traitement plus rapide (mais qui dépasse avantageusement le domaine strictement littéraire) du métier de traducteur et une tentative ambitieuse de cerner la production et la publication des traductions littéraires (au sens étroit du terme). Dans ce qui suit, par contre, il est question non seulement de poésies, de romans et de pièces de théâtre, mais aussi de genres aussi peu « littéraires » que les manuels de chimie. Car il s’agit bien d’une histoire des traductions, où la culture cible est aussi profondément marquée (quoique de façon différente) par les versions françaises de Kant que par La Case de l’oncle Tom. On trouve dans ces chapitres « non littéraires » des développements passionnants sur des sujets aussi différents que la traduction de textes juridiques dans des pays de plurilinguisme (y compris l’Alsace-Lorraine), la réception enthousiaste faite à la philosophie écossaise vers 1830 (selon Félix Ravaisson « l’histoire de la philosophie offre peu d’exemples d’une transplantation aussi complète et aussi prompte ») ou la suite impressionnante de traductions de la Bible juive.

Une histoire des traductions est forcément liée à l’histoire de l’édition et à celle du théâtre. La première surtout est présente dans la plupart des chapitres, car les fortunes des traductions et des traducteurs dépendent en grande partie des inerties et des initiatives des éditeurs. Cette relation est bien mise en valeur, par exemple, dans le chapitre consacré à la littérature de jeunesse. Ailleurs, dans les chapitres sur la bibliométrie et sur le roman, on évoque avec un luxe de détails fascinants la « machine commerciale » lancée par Louis Hachette pour mettre Charles Dickens à la portée des nouveaux lecteurs de sa « Bibliothèque des chemins de fer » (p. 292-300, 601-6). Quant au théâtre, un abîme se creuse entre les traductions faites pour la lecture et les adaptations souvent fort libres pour la scène ; c’est seulement vers la fin du siècle que des metteurs en scène d’avant-garde feront jouer des traductions plus ou moins fidèles.

Si l’anglais, massivement présent comme langue source au début du siècle, continue d’alimenter abondamment la prose narrative, l’histoire et la littérature de voyage, les auteurs du bilan qui clôt l’ouvrage insistent sur « le rôle de plus en plus actif que l’Allemagne prend dans la vie intellectuelle française » (p. 1267). Les textes d’origine allemande sont particulièrement présents en philosophie et théologie, en science et technique, en art militaire, mais Goethe, Schiller et plus tard Hoffmann ont leur place dans le Panthéon français de la Weltliteratur. Cela dit, le français reste tout de même la langue internationale par excellence. Être publié en traduction française sera tout au long du siècle la consécration rêvée par les écrivains de beaucoup de pays. Par conséquent, le français joue souvent un rôle de relais : si d’un côté Ossian passe en Russie par l’intermédiaire de Le Tourneur, de l’autre, le grand critique anglais Matthew Arnold préfère lire Tolstoï en traduction française.

Tout cela provoque parfois chez les écrivains et les critiques français un sentiment d’« autosatisfaction » – le mot est employé dans le chapitre consacré au théâtre, mais l’idée revient à plusieurs reprises – et une certaine réticence ou résistance vis-à-vis de ce qui vient de l’étranger. Si la culture française s’ouvre progressivement à des cultures aussi différentes que la chinoise ou l’américaine, on n’accepte pas tout. L’histoire de la réception française de la psychanalyse est bien connue, mais en chimie aussi, les travaux fondateurs de l’atomisme ne seront traduits qu’avec plusieurs décennies de retard (p. 993). Dans leur travail, les traducteurs (bien plus que les théoriciens de la traduction) auront tendance à plier le texte exotique aux normes de la culture française. C’est surtout en poésie que le « génie de la langue française » et les sacrosaintes règles de la versification confronteront les traducteurs à un dilemme peu réjouissant. Après le déclin de l’imitation on a le choix : ou bien habiller un Shakespeare ou un Milton à la française, ou bien le laisser en prose. À l’étonnement des étrangers, c’est la traduction de la poésie et du drame poétique en prose qui prédomine, même si un Nerval, en traduisant Heine en prose, trouve un rythme qui préfigure le poème en prose baudelairien. Plus tard dans le siècle, Van Hasselt et Amiel, traduisant Goethe et Schiller respectivement en Belgique et en Suisse, et Jules Laforgue, traduisant Whitman en France, essaieront des vers mesurés ou libres qui montrent la voie d’une nouvelle poétique.

Car malgré la survivance bien naturelle des « belles infidèles », les traducteurs français de cette période prennent parfois des risques en cherchant du nouveau. Sur le plan théorique, il se trouve des voix pour plaider la cause de l’« étrangèreté ». Ce néologisme, de 1830, correspond grosso modo à la « foreignisation » du traductologue américain Lawrence Venuti. L’idée sera souvent reprise, que ce soit dans la Préface du Paradis perdu de Chateaubriand ou dans tel débat de professeurs sur la bonne manière de traduire (voir le beau résumé, p. 75-82). La notion de « fidélité » reste toute relative, et les auteurs ont raison de souligner « le décalage entre les revendications ou affirmations théoriques et la pratique réelle de la traduction » (p. 72), mais l’« étrangèreté » fait son apparition aussi bien dans les traductions juives de la Bible que dans les versions de Sappho, dont l’œuvre « se prête à toutes sortes d’expérimentations » (p. 227). Souvent, bien entendu, ce type d’expérimentation est liée à une campagne littéraire ou théâtrale, que ce soit le mouchoir d’Othello (traduit par Alfred de Vigny), ou La Puissance des ténèbres de Tolstoï, dont la création « marqua l’acte de naissance du Théâtre Libre en février 1888 » (p. 521-2).

On croit parfois – avec Victor Hugo (p. 103-7) – que l’histoire de la traduction littéraire en France offre le spectacle d’une progression triomphale vers une fidélité toujours plus grande. Aux belles infidèles et aux adaptations bâclées du début du siècle s’opposerait la conscience professionnelle des traducteurs d’une fin de siècle cosmopolite. Le présent volume nous invite à éviter de telles simplifications téléologiques. Tout au long du siècle on voit la coexistence de pratiques rigoureusement opposées. Si parfois, pour employer les termes canoniques de Schleiermacher, on vise à rapprocher le lecteur de l’auteur, la démarche inverse est sans doute plus fréquente tout au long du siècle. En matière de traduction, tout dépend des circonstances, des besoins du moment, des exigences d’un éditeur, du public visé.

Étant moi-même un des directeurs d’une publication parallèle, la Oxford History of Literary Translation in English, je connais d’expérience les difficultés d’une telle entreprise. Je tiens donc avant tout à saluer le sérieux – faut-il dire la passion ? – avec lequel les auteurs de cette histoire ont mené à bien une tâche aussi ardue qu’indispensable. La publication de ce volume fera date dans l’histoire de la culture française.