Leopold Andrian, modernité d’un conservateur autrichien

Leopold, baron von Andrian (1875-1951) a connu un destin si étonnant qu’il vaut la peine, pour le lecteur qui découvre aujourd’hui Le Jardin de la connaissance, de situer dans son époque cette figure singulière, après une longue période d’oubli.

Officiellement, le jeune homme qui publie, en 1895, ce court récit sous le nom de Leopold Andrian, porte le titre de Reichsfreiherr von Andrian zu Werburgqui signifie baron impérial de Andrian zu Werburg. Nous sommes en Autriche-Hongrie (il vaudrait mieux dire dans les États des Habsbourg) au crépuscule d’un empire millénaire, sous l’avant-dernier souverain, François-Joseph, monté sur le trône en 1848. Le père de notre baron est géologue, anthropologue, ethnologue, fondateur de l’Anthropologische Gesellschaft, la société d’anthropologie de Vienne, ce qui lui a valu l’anoblissement. Sa mère est, quant à elle, la fille richissime de Giacomo Meyerbeer, le maître du grand opéra. En d’autres termes, et malgré son titre, Andrian n’est donc pas de sang bleu. Descendant, d’un côté, de bourgeois éclairés, et de l’autre héritier de la banque juive berlinoise, voilà qui le prédisposait à prendre place parmi les esprits cosmopolites, tels Heine, Felix Mendelssohn-Bartholdy, ou, en Autriche, Hugo von Hofmannsthal.

Le lustre de l’Autriche au tournant du xxesiècle est inséparable de toute une pléiade d’intellectuels d’origine bourgeoise. Qu’ils aient été fortunés comme ceux qu’on vient de nommer, ou modestes comme Franz Kafka, révolutionnaires, ou légitimistes comme Joseph Roth, aristocrates par éducation ou de mœurs plus modernes et plus « républicaines » comme Karl Kraus ou Musil, peu importe : ils contribuent tous à forger une modernité qui est toujours fondamentalement la nôtre. Vienne, que cela soit rappelé au passage, n’est pas seulement la capitale de la musique ou de la littérature, elle est aussi la ville où fleurissent les sciences (songeons au logicien Wittgenstein, au physicien Mach, à l’économiste Schumpeter), les arts appliqués (l’architecture, avec Otto Wagner et Adolf Loos) et même l’austro-marxisme (avec Adler). Comme bien d’autres (Rilke, Hofmannsthal, Mahler, Freud, Schönberg, Klimt…), Andrian est de ceux qui contribuent à faire de ce crépuscule viennois un instant de splendeur, incomparablement supérieur à ce que Berlin ou Pétersbourg connaissent au même moment.

Le Jardin de la connaissance est d’abord une confession. Le petit Leopold, c’est sûr, a souffert d’être l’enfant unique d’un couple trop mondain, confié à l’éducation de mains étrangères. Erwin fréquente, sur ses douze ans, un Konvikt, un collège religieux, qui n’est pas sans rappeler l’internat militaire des Désarrois de l’élève Törless de Robert Musil, ou, dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, l’expérience analogue faite au même endroit par le jeune Rilke. Le Konvikt que fréquente le jeune Erwin est en réalité, dans la vie d’Andrian, le collège de jésuites de Kalksburg. Celui-ci, tout comme le Lycée Académique de Vienne (l’Akademisches Gymnasium) où étudia, notamment, Hofmannsthal, et le Collège des Écossais (le Schottenstift), forme l’élite sociale et intellectuelle de la monarchie. Leopold y côtoie la plus haute noblesse. Le collège va lui donner le culte de l’empire, et lui inculquer un attachement personnel aux Habsbourg comme celui qu’éprouve le héros de La Marche de Radetzky de Joseph Roth. Il lui ouvrira bientôt les portes d’une importante carrière administrative.

Tradition conservatrice et catholique ? Assurément. On en retrouve les inflexions et la tonalité générale dans ce petit livre. Comme le veut l’usage, le jeune homme est confié à un précepteur particulier, un Hofmeister qui n’est autre qu’Oskar Walzel, futur brillant théoricien des études littéraires entre les deux guerres. Andrian loge chez lui, Habsburgergasse nº 5. Walzel, en bon Viennois, fréquente les cafés – mais, comme tout intellectuel, il choisit les cafés littéraires : Café Griensteidl, am Michaelerplatz, Café Central, im Palais Ferstel. Dans ces cafés, on lit les dernières nouveautés (« ces vers sans force de Paul Bourget » que se récite Erwin), on montre ce que l’on a écrit, on rencontre d’autres jeunes poètes. Walzel transmet cet usage et ces habitudes à son élève.

Andrian rencontre alors ceux avec lesquels il va bientôt former le groupe Jeune Vienne (Richard Beer-Hofmann, Arthur Schnitzler, Hermann Bahr…) et se lie, notamment, avec Hugo von Hofmannsthal, son aîné d’un an. Une très belle correspondance témoigne de leur amitié qui ne s’interrompra et ne s’altérera jamais. Bien des projets essentiels pour l’Autriche, comme l’idée du festival de Salzbourg, sont évoqués et se trouvent en germe dans ces lettres où chaque partenaire montre un goût constant pour les causes les plus nobles, un sens indéfectible de l’amitié, de la fidélité, et surtout, une conscience artistique pareillement torturée :

« Je me sens si intensément ton ami, si semblable à toi, et, quand bien même cela sonne faux, de même valeur que toi. »
(Andrian à Hofmannsthal, février 1929.)

« À maintes reprises, il a été pour moi poignant de sentir comme ton existence est difficile. »
(Hofmannsthal à Andrian, février 1929.)

Rien d’étonnant à ce que les deux amis écrivent de préférence dans des revues d’avant-garde comme Pan ou le Moderner Musenalmanach. Walzel encourage ces essais prometteurs. Hofmannsthal publie alors dans ces revues les vers qu’il signe du pseudonyme de Loris. Andrian, quant à lui, fera disparaître la plupart des siens, à quelques exceptions près qui concernent surtout des ébauches, dans un de ses fréquents moments de désespoir. Relevons tout de même, dans Le Jardin de la connaissance, l’écho heureux de ces moments d’amitié et de beauté qui se fait entendre dans l’évocation des sorties du jeune Erwin : « Il n’aima plus que Vienne. […] Il lui semblait que l’art de vivre viennois avait le charme gracieux et toujours plus attirant d’une lampe dont on doute si elle émet deux couleurs qui se mêlent continuellement l’une à l’autre, ou s’il ne s’agit que du chatoiement d’une seule et même couleur qui se déploie selon toutes ses nuances. »

Heureuses années d’adolescence, donc, même si Le Jardin est le récit d’une succession de crises et s’il peint le passage difficile à l’âge adulte. Les vacances d’Erwin à Bozen sont aussi celles de Leopold ; le séjour à la campagne est l’adaptation des excursions à Altaussee, souvent entreprises en compagnie de Hofmannsthal et d’un autre ami commun, Eberhard von Bodenhausen. L’évocation des climats chauds, dans le livre, rappelle les visites d’Andrian à Nice, où sa mère séjournait volontiers, dans de luxueuses villas modern style.
Après quelques pièces prometteuses parues en 1894 dans les Feuilles pour l’Art, la revue de Stefan George, la publication du Jardin de la connaissance en 1895 apparaît comme un véritable événement littéraire. Stefan George estime que Andrian a encore plus de talent que Hofmannsthal ; tout le monde attend de lui qu’il devienne un très grand poète. Mais Andrian se met à étudier le droit. Puis il entre dans la diplomatie : Pétersbourg, Bucarest, Rio de Janeiro, Buenos Aires, Athènes sont les dignes stations d’une belle carrière d’ambassadeur et de parfait cosmopolite. Quand la guerre éclate, Andrian est au consulat général de Varsovie. Il est devenu spécialiste des affaires polonaises. Aussi, quand le dernier empereur, Charles, monte sur le trône, le nouveau chef de la diplomatie, le comte Czernin, s’attache ses compétences, et l’envoie négocier l’armistice de Brest-Litovsk avec les soviets.

Le 18 juillet 1918, pour les quelques mois que dure encore la Double Monarchie, Andrian devient intendant général des théâtres de la Cour. Appuyé par la confiance et les conseils de son ami Bodenhausen, il prend très vite quelques décisions importantes : sur la recommandation de Hofmannsthal, Richard Strauss est appelé à la direction de l’Opéra de Vienne, Hermann Bahr à celle du Burgtheater. Andrian ébauche aussi avec ces amis des plans pour le futur festival de Salzbourg.

En novembre 1918, en même temps que son souverain, Andrian se retire de la vie publique. Par fidélité, il cesse toute activité officielle. Il n’a plus d’autre vie désormais que privée : Altaussee, Nice encore, mais aussi la Suisse, le Lichtenstein, offrent de multiples lieux de retraite à celui qui veut redevenir, maintenant, seulement un auteur. Il faut avouer qu’il n’y est guère parvenu.

En effet, il y a trois vocations chez Andrian : celle du poète, celle du haut fonctionnaire, celle du penseur théologien. Il semble qu’elles se soient finalement gênées l’une l’autre. Par exemple, on note que l’entrée dans le service diplomatique, en 1899, a pratiquement coïncidé avec la fin de l’activité poétique, ou, du moins, avec la fin des publications littéraires. Nécessité du devoir de réserve ? Conjonction de celui-ci avec des difficultés personnelles ?

L’un et l’autre, sans doute. Il est sûr que si l’on a retrouvé dans les papiers de Andrian plus de vingt cahiers d’esquisses poétiques, réunis sous le titre Panton Metron Anthropos (L’Homme mesure de toutes choses), datant pour la plupart des années 1893-95, le poète a énergiquement refusé, non seulement leur publication, mais même tout travail d’achèvement et de finition. D’autre part, quand Andrian se décide enfin à publier un sonnet, en 1924, pour l’anniversaire de Hofmannsthal, la pièce apparaît faible, presque anachronique, toute tournée qu’elle est vers l’évocation du vieil empire aboli. Comme si la politique et l’histoire pouvaient inspirer un bon sonnet à un génie passablement lié à l’esthétisme décadent !

Nous étions riches, nous pouvions nous dire
que nous étions
Comme l’empereur, la part vivante de l’Autriche.
Maintenant, nous sommes pauvres, car notre monde
s’est envolé.

Lorsqu’en 1919, Fischer réédite le fameux petit récit, Andrian en modifie le titre, qui devient Das Fest der Jugend, des Garten der Erkenntnis erster Teil, und die Jugendgedichte (La Fête de la jeunesse : première partie du Jardin de la connaissance, suivie des poésies de jeunesse). Le charme était rompu : la deuxième partie, implicitement annoncée, ne vint jamais. Andrian, désormais, n’écrit plus que d’austères ouvrages de théologie et de philosophie politique. Lié avec Maritain, avec Charles Du Bos, en correspondance avec Gabriel Marcel, il représente cette droite autrichienne conservatrice et catholique dont Mgr Seipel, puis bientôt Dollfuss et Schuschnigg, seront les tragiques chanceliers. S’il n’est pas sûr que l’on puisse gouverner en s’inspirant de saint Thomas d’Aquin, il est certain que Andrian apporte une contribution autrichienne importante au débat d’idées de l’entre-deux-guerres. En 1930 paraît son ouvrage intitulé Die Ständeordnung des Alls : L’Ordonnance hiérarchisée du Tout, comme l’a traduit Charles Du Bos, en y ajoutant le sous-titre explicatif suivant : Rationnel tableau du monde d’un poète catholique. On songe, évidemment, à Claudel. Toute la troisième pièce de la cinquième série des Approximations de Charles Du Bos est consacrée à Andrian, penseur catholique.

En 1937, paraît Œsterreich im Prisma der Ideen (L’Autriche dans le prisme des idées), qui fait, cette fois-ci, penser à C. J. Burckhardt ou à Marcel Brion, devenus d’ailleurs entre-temps des amis. Au moment de l’AnschlussAndrian fuit vers la France, puis vers le Portugal, enfin vers le Brésil, où échoue aussi Stefan Zweig. À Rio, il se lie d’amitié avec Bernanos. À la fin du deuxième conflit mondial, il se retire à Nice, non sans entreprendre de fréquents voyages en Rhodésie, en Afrique du Sud, où il donne de nombreuses conférences. Il meurt en 1951, devenu tertiaire franciscain, à Fribourg-sur-la-Sarine, en Suisse.

 

Francis Claudon

(postface au Jardin de la connaissance)