Le Figaro, 14 février 2002, par Alexis Lacroix

Benny Lévy, de Mao à Moïse

Comment passe-t-on de la radicalité politique à l’engagement prophétique.

Au début des années soixante-dix, Benny Lévy, « cerveau » de la Gauche prolétarienne, une des organisations maoïstes les plus radicales, n’avait pas une minute à lui. De réunions ouvrières en manifs, de tractages en assemblées générales, la révolution ne ménageait aucune trêve à celui qu’on appelait alors Pierre Victor. C’est que le messianisme délaisse ce qui échappe à l’affrontement général entre oppresseurs et « damnés de la terre ».

Une fois retombée cette ferveur, Benny Lévy, proche de Sartre, dont il fut le secrétaire, eut le sentiment d’avoir épuisé « la signification du moderne ». Quand on ouvre Le Meurtre du pasteur, on mesure le désarroi qui a frappé son auteur. Cet ouvrage, très dense, où l’herméneutique flirte parfois avec l’hermétisme, est d’abord le débat d’un homme avec ses propres enthousiasmes. Non sans mélancolie, l’auteur mesure, quand les lampions de la contestation s’éteignent, ce qu’il lui en coûte d’avoir cru aux intrigues du pouvoir.

Comment passe-t-on du petit livre rouge à la Thora, d’une somme dogmatique à une somme théologique, bref, du politique au prophétique ? « Pour quoi la nécessité de l’engagement mène-t-elle à l’impasse ? » Cette question n’est pas propre à l’auteur : toute une génération se l’est posée. Mais Benny Lévy sait donner à ce dilemme une tonalité particulière. Il récuse d’entrée de jeu l’idée que la politique n’aurait rien à voir avec l’Absolu. Au fond, le fracas des fanatismes ne révèle-t-il pas la « circulation louche de l’Absolu » ? Raymond Aron n’a pas parlé par hasard des « religions séculières ». Un refoulé théologique anime, à son insu, la modernité.

La tâche de la pensée devient alors de « chasser le crypto (religieux) ». Hobbes est un gibier de choix pour Benny Lévy. Il donne le coup d’envoi à l’absolutisation de la politique. La Loi est sommée d’atterrir. Désormais le Léviathan ne tient plus que par la grâce des hommes. Un soutien fragile. Si ces derniers s’abandonnent à leurs impulsions, qu’advient-il de la cité ?

Le fondateur de la philosophie politique moderne s’est penché sur les « petites machines » de désir que nous sommes, tendues vers la quête de la félicité. Il a « décrit d’emblée l’état de nature comme état de guerre où les machines de félicité s’entrechoquent ». Si les hommes ne se dévorent pas, c’est sous le seul aiguillon de la peur.

L’éventualité de « la mort violente » les force à sortir de la barbarie. La socialité dérive de la crainte de l’avenir, et la mort est notre maître à tous. « Le pacte civil, commente Benny Lévy, repose sur un désistement. Je suis puissant et de ma puissance, de mon droit, je me désiste, pour instituer la puissance du Léviathan. »

La scène primitive qui obsède Benny Lévy est biblique. C’est à sa lumière qu’il enquête sur l’exclusion de la parole divine par la « politique absolue ». Ce faisant, il retourne jusqu’à la révélation sinaïtique, là où « 600 000 Hébreux découvrirent ensemble l’unicité de chacun ». Selon lui, le génie du judaïsme « déçoit » l’aspiration fusionnelle.

Dieu parle à l’homme. La « séparation des biens », comme dit Lévinas, est insurmontable. Mais cette « brisure  » ne réduit pas la voix off de Dieu au silence. Si la parole trouve un « maître » vivant, un père qui « l’assiste », elle ne meurt pas. Relisant le Phèdre, l’auteur note que Platon, philosophe païen inaugurant le règne du Logos, partage encore ce souci et défend la dette de l’écriture envers la parole. La bifurcation ne tarde pas : adoptant l’écriture, la philosophie occidentale récuse ce lien et congédie l’écriture comme « lieu du passé absolu ».

Vouée au présent pur, préférant l’esprit à la lettre morte, la rationalité occidentale commet un crime parfait : elle assassine celui qui témoigne de la profondeur de l’écriture. Délestée du lien passé, elle s’adonne à un vieux rêve, celui de l’« homme comme fils de l’homme ». « L’empire du rien » se met au service de « l’eugénisme ».

Le clonage, « vérité  » de cette ratio occidentale « privée de hauteur » ? Le Meurtre du pasteur porte à son incandescence le soupçon sur une idéologie des droits de l’homme qui prétend protéger la dignité humaine en l’émancipant de toutes limites. Cette athéologie négative accomplit l’idéal de ses prédécesseurs : l’explosion des conatus. (…) Rien en « droit », ne saurait échapper à la forme des droits de l’homme : question de puissance. Venant d’un homme qui a choisi de vivre à Jérusalem et d’y fonder, avec Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, un institut universitaire francophone dédié à la mémoire d’Emmanuel Lévinas, cette attaque, véhémente, doit être entendue pour ce qu’elle est : une exhortation à refuser un processus vital sourd au « ruissellement éternel du dehors » (1).

(1) Maurice Blanchot, Sur Emmanuel Lévinas, Fata Morgana.