Le Monde, 15 février 2002, par Jean-Claude Milner

La politique vue d’ailleurs

Comment parler à la fois à tous et à chacun ? La question, encore entendue par les Grecs, a disparu dans nos démocraties. Benny Lévy la reprend à partir de la tradition juive.

Le Meurtre du pasteur part de Platon : le politique digne de ce nom se préoccupe non de tous en bloc, mais de chacun. En cela, il est semblable au pasteur qui ne soigne bien son troupeau qu’en nourrissant chaque animal un par un. De cette tension entre le « tous » et le « chacun », la philosophie et la politique n’ont pas cessé de s’emparer. Le nom du « pasteur » évoque la possibilité d’une résolution harmonieuse. Mais l’évocation du meurtre signale que rien ne va de soi, ni dans la question ni dans la réponse.

Une des forces du livre de Benny Lévy est de rappeler en quel sens cela ne va pas de soi. Ne serait-ce qu’en montrant qu’il est d’autres manières d’articuler les termes. Telle est la fonction de la référence à Maimonide, commentant l’instant où sur le mont Sinaï une loi fut donnée : tous entendent au même instant et chacun entend pour lui-même. Maimonide donc, et à travers lui, l’ensemble des commentateurs de la Torah, depuis les pharisiens jusqu’à aujourd’hui. À cet ensemble, Benny Lévy appartient. Il peut ainsi examiner les traitements successifs de la question de l’un et du tous, avec la liberté et la force que confère l’autonomie, combinée au savoir.

Pour déployer un tel livre, le mieux est de partir de sa fin : l’examen de la modernité politique. Elle correspond à l’inscription du politique au régime du rien. Du côté de ce qui se présente aujourd’hui sous le nom de politique (appareils de contrôle divers), les membres de la société souhaitent rencontrer seulement la confirmation de leur propre inconsistance. Jamais la conversation de chacun avec tous ne s’est faite si bavarde, mais la phrase politique n’est plus admise qu’à une seule condition : renvoyer en miroir et en écho la demande que quelque groupe social formule. À condition que cette demande, satisfaite ou non, ne trouble en rien le rien : pas plus du moins que le vent ne trouble le désert. La modernité politique se caractérise ainsi comme nihilisme.

Retracer la généalogie du rien constitue l’un des fils majeurs du livre, scandé par Hobbes, Spinoza, Rousseau, l’invention démocratique décrite par Claude Lefort. Malgré leurs différences, ils ont en commun d’incarner la décision moderne en politique, qui revient à fermer la question qu’ouvrait Platon avec le nom du pasteur. La fermer en la présentant comme résolue, ou comme frappée d’inanité. La fermer surtout en sacrifiant l’un des deux termes : choisir le tout massif aux dépens du chacun : choisir le « chacun » en pulvérisant le « tous ».

À celui qui ne consent pas au rien en politique, une contrainte s’impose donc : il lui faut s’opposer à la décision moderne. Non pas seulement à la décision moderne en politique, mais à la décision moderne en elle-même. Encore faut-il la comprendre pleinement. Elle consiste d’abord à croire qu’il y a du moderne, autrement dit qu’il y a des nouveautés absolues. Rien là qui doive étonner un lecteur de Koyré ou de Foucault. Benny Lévy fait toutefois un pas supplémentaire : selon lui, jamais la croyance au moderne ne se serait imposée au monde avec autant d’évidence s’il n’y avait pas eu le christianisme. Ce dernier n’est rien s’il n’est pas nouveauté absolue, d’autant plus absolue qu’elle maintient, pour que jamais la nouveauté ne soit oubliée, la présence de l’ancien, comme incessamment surmonté.

On sait que Hegel avait appelé cela la dialectique : lecteur de Sartre et de Genet, Benny Lévy y inscrit, exactement au même point, la structure du traître. Le génie de Paul de Tarse se laisse ainsi aborder tout autant par les voies de la philosophie allemande (celle qui n’a qu’un objet digne d’elle : penser le christianisme et son destin) et par les voies de la philosophie française (celle qui n’a qu’un objet digne d’elle : penser la décision politique). Le « nouveau » du Nouveau Testament est matrice de tous les nouveaux à venir. L’« ancien » de l’Ancien Testament résume une seule chose : la mise à l’écart du juif.

L’analyse du moderne en tant que tel se dédouble alors. Le nihilisme politique –  de Hobbes à Lefort –  se développe en un autre, celui qui mène à Freud et à sa thèse : «  le juif est un fossile ». Entre les deux chemins, un point de jonction : Spinoza. Benny Lévy en conduit une lecture minutieuse, mettant au jour la stratégie de celui qui se voulut le philosophe de toutes les modernités. Le Paul de Tarse de l’âge de la science, du protestantisme, de la philosophie cartésienne et du capitalisme marchand. Traître bien entendu, mais par là même dialecticien et fondateur. À condition que l’on prenne Freud suffisamment au sérieux pour faire de lui l’interprète de Spinoza.

Non que Benny Lévy accorde à Freud le moindre poids de connaissance. Il lui accorde bien davantage : le poids de la vérité. Freud dit le vrai sur le moderne. Tous voiles tombés, le moderne s’expose là à la fois comme chrétien, c’est-à-dire indifférent en matière de croyance, et comme démocrate, c’est-à-dire indifférent en matière de politique. Simple complément à la mise à l’écart du paradigme du pasteur ? Non, car Freud en dit plus. La mise à l’écart du paradigme pastoral est désormais suspendue à un meurtre réel : l’assassinat de Moïse par les juifs. Dette immense, en vérité, que celle des modernes à l’égard des juifs, aussi impossible à payer que celle du noble Vénitien à l’égard de Shylock. D’où la haine. On oserait dire qu’ainsi Freud interprète à la fois Shakespeare et Spinoza, à moins qu’il ne se borne à transcrire le rêve que Spinoza n’osait pas faire.

Il est des livres qui partent à l’assaut de leur lecteur. Ainsi celui-là. Dans une langue sans grâce, mais non pas sans beauté, y sont énoncées des propositions qui troublent le sommeil. Au risque de forcer le texte, j’en retiendrai trois : que la modernité est toujours une christologie qui ne dit pas son nom : que toute christologie est mise à l’écart du juif : que cette mise à l’écart ne demeure jamais ni silencieuse ni respectueuse de l’environnement. Le christianisme est utile à bien des gens. Il est même nécessaire à ceux qui veulent être maîtres du monde, sans pour autant devenir fous. Il est, soutient Benny Lévy, inutile et même nuisible à ceux qui veulent penser. À ceux-là, il propose un exercice passionnant : penser sans le Christ et sans Paul de Tarse, dans des espaces discursifs qui leur sont antérieurs ou qui ont maintenu jalousement leur autonomie, la philosophie athénienne et les écoles de Jérusalem, sans lesquelles la première est, selon lui, aveugle et vide. Par un retournement qui n’étonnera que ceux qui n’ont rien lu, le matérialiste athée se trouve ici convoqué plus qu’un autre. Plus qu’un autre en effet, il a à soulever le poids infini de la christologie obsédante.