La Liberté, 21 février 2015, par Alain Favarger

Blues dans la moiteur nippone

Vincent Eggericx. Dans le journal d’un long séjour au Japon, l’écrivain né à Paris en 1970 s’interroge sur le dedans et le dehors de la vie, l’amour et la peur du crash nucléaire.

Les voyages d’études, échanges universitaires, stages à l’étranger et autres résidences lointaines offrent des sujets de récits, autofictions ou journaux intimes qui se parent du charme d’un certain exotisme. Jadis Michel Butor en avait fait dans Mobile (Gallimard, 1960) une sorte de machinerie langagière vertigineuse à défaut d’être très profonde, laissant de côté ses propres gouffres existentiels. Plus près de nous, Ben Lemer, dans Au départ d’Atocha (L’Olivier, 2014), un premier roman enlevé et sarcastique, brossait l’autoportrait subtil d’un jeune intellectuel américain troublé par les blasons d’une Espagne envoûtante, mais dévastée par l’attentat barbare du 11 mars 2004 à Madrid.

Vincent Eggericx, lui, après une première incursion au Japon dans L’Art du contresens (Verdier, 2010), revient sur sa fascination pour le pays en qui Roland Barthes voyait « l’empire des signes ». En charge d’un tutorat à l’École française de Kyôto, il initie ses étudiants japonais à la furia excentrique et scatologique des textes de Rabelais, à laquelle les participants de ses cours finissent par préférer l’épure des illuminations de Pascal. Mais le sujet principal des préoccupations du narrateur, est ailleurs, dans son rapport compliqué avec sa compagne, Calypso, qui vit et travaille à Osaka. Sur ce, se greffent d’autres hantises et questionnements, liés surtout au drame de Fukushima. Peur d’un monde menacé d’extinction et d’autodestruction par les déséquilibres d’une société bafouant les lois de la nature.

Poésie des paysages

Le livre, qui colle à l’intellectualisme raffiné, voire sophistiqué de l’auteur, séduit par la sincérité de sa démarche personnelle. Certes, on y trouve quelques concessions aux mœurs et rites locaux. Ainsi lorsque l’on voit le narrateur se frotter aux arts martiaux, en particulier au tir à l’arc. Sans grand succès d’ailleurs, ce qui oblige le Français à se recentrer sur lui-même, ses lectures (Platon, Homère, mais aussi Rousseau ou le cardinal de Retz) et le miroir de son amour difficile et pourtant persistant pour Calypso.
Attentif aux infimes perceptions comme aux affects les plus troublants, il tente de comprendre pourquoi il ne peut se défaire de cette femme à laquelle le lie un nœud passionnel essentiel. Disputes, suivies de réconciliation, rythment la vie de cet étrange duo, souvent au bord de la rupture. Mais portée par le charme de son prénom ou surnom homérique, on ne sait trop, Calypso finit toujours par émouvoir son compagnon. Même quand elle lui paraît fatiguée, vieillie, il lui trouve un charme supplémentaire. Une sorte de tendresse cannibale lie ce couple inséparable et la figure de l’ensorceleuse, soudain rajeunie, semble à la fois résumer la puissance de l’éros et la magie inépuisable de la poésie que dégagent les paysages japonais.

Ceux-ci forment à leur manière une constellation bouleversante, entre innocence et pureté sans pareil. Et pourtant chaque fois ou presque que l’auteur évoque les montagnes, les ciels ou le manteau de neige qui recouvre Kyôto et ses environs, c’est pour surligner cette beauté de notes étouffantes. Et encore plus quand il parle de la chaleur torride et moite de l’été. Mais quand le ciel s’avère d’un bleu limpide, quasiment sorti d’une toile d’Yves Klein, l’analogie avec la nudité de Calypso s’impose avec une évidence érotique renversante.

Le spectre du nucléaire

Bref, le livre ne cesse d’osciller entre spleen et flamboiement d’un désir capable de se renouveler par l’émotion que suscite l’élue. Vagues de blues, d’un côté, frénésie ensorcelante et apaisante de l’éros, de l’autre. Entre deux l’enseignant gamberge dans son institut, appréciant la discipline et le sérieux de ses étudiants, comme l’espace public ordonné qu’offrent les villes japonaises. Il décoche aussi des flèches contre la vanité prétentieuse des colloques et livre un portrait amusé du professeur. Owa, doyen de l’Université de Kyôto qu’il assiste pour la rédaction de ses mémoires. Un homme parlant un français doucereux, qui voyage pour aller visiter son tombeau, déjà prêt, et qui déprime quand ses chats vont mal.

Soudain le journal du Français bascule à nouveau dans son versant noir, à cause de migraines et de maux de dents insistants. Expérience de dépossession de soi et d’angoisses redoublées après l’accident nucléaire de Fukushima. Surgissement du spectre d’une humanité « confinée dans une chambre stérile, approvisionnée avec des aliments stériles ». D’où le pessimisme radical de l’auteur : « Cette crise est, après Tchernobyl, le deuxième avertissement. Il y en aura statistiquement un troisième, qui sera endigué encore plus difficilement. Mais quand l’événement produira un résultat qui ne sera plus calculable humainement, la réponse sera muette et le décalage infini. »

Porté par une belle langue littéraire, le livre de Vincent Eggericx à la fois séduit et agace un peu par son côté brouillon, parfois discursif à l’excès. Mais passé l’obstacle de la rhétorique propre aux effluves désordonnés du journal, le lecteur peut composer son propre parcours ou fabuler sur un Japon intime, accordé à son imaginaire comme à ses rêves les plus anciens.