Politis, 12 mars 2015, par Olivier Doubre

« Dès le Moyen Âge, l’exclusion structure le marché »

En travaillant essentiellement sur des sources juridiques, Giacomo Todeschini analyse en particulier les rapports entre théologie et économie. Il revisite ainsi les notions de réputation, de crédit et d’infamie.

Vous montrez dans ce livre que la construction de l’Europe, avec son modèle du « marché », depuis le Moyen Âge, l’époque moderne et jusqu’à nos jours, est toujours synonyme de l’exclusion de pans entiers de la population. Qu’entendez-vous par exclusion ?

Dans mes précédents livres, j’ai travaillé sur la question de la naissance du marché dans l’Occident chrétien médiéval, en particulier sur les relations linguistiques qui existaient entre théologie et ce que nous appelons aujourd’hui le langage économique. Et je pointais d’abord le fait que la notion de marché est toujours strictement liée à la notion de fidélité, c’est-à-dire à la notion d’appartenance à un groupe d’initiés. Ce travail se concluait en montrant que le marché considéré comme « idéal » était celui où ne participaient que les fidèles, à savoir ceux qui étaient essentiellement reconnaissables par leurs comportements comme appartenant au groupe des personnes fiables, à qui l’on peut faire confiance. Il y a toujours ce rapport entre foi et fidélité, ou
foi et crédibilité. J’avais ainsi observé qu’une grande masse de personnes ne pouvaient pas vraiment participer au marché parce qu’elles n’étaient pas complètement des fidèles, pas vraiment dignes de confiance, pas vraiment crédibles. J’ai donc voulu mieux connaître ceux qui rentraient dans ces catégories juridiques médiévales et modernes de l’infamie, celles de la non-crédibilité, qui est à la fois religieuse et économique. Ce qui frappe, c’est qu’à l’époque ceux qui sont aux marges du marché sont bien sûr d’abord les infidèles, mais ce sont aussi tous ceux qui n’ont pas bonne réputation : qui n’ont pas un nom honorable, qui ne sont pas reconnaissables de par leur origine géographique… Aussi, ce livre s’intéresse à ce qu’on appelle la « zone grise » : tous ceux qui ont en quelque sorte un pied dedans, un pied dehors – et qui peuvent toujours, à un moment donné, pour une raison ou pour une autre, tomber
du mauvais côté, pour le dire simplement.

Vous montrez surtout que c’est la crainte de tomber de l’autre côté, du côté de l’infamie, qui est centrale dans l’organisation du marché précapitaliste puis capitaliste…

En effet, ces gens intériorisent ce sentiment d’appartenance toute précaire. Ce livre recense ainsi les diverses typologies de l’exclusion, qui peut dépendre de caractéristiques sociales, économiques,
mentales, physiques, etc. Mais aussi du fait de la réputation, du fait d’être mal considéré, de pouvoir être montré du doigt. Et ce qu’on remarque, c’est que plus on avance dans le temps, à travers l’époque moderne, plus cette population augmente ; plus la société devient une société de marché, et plus augmente pour un grand nombre de gens le danger d’en être exclus, c’est-à-dire de ne plus être considérés comme crédibles en affaires.

Donc l’exclusion, ce « pays des sans-nom », s’accroît au fil du temps…

Au Moyen Âge, les catégories juridiques de l’exclusion sont bien définies car elles proviennent du droit romain. Mais plus on avance vers l’époque moderne, plus les définitions deviennent lâches. Ainsi, on avait au départ les infidèles, certains malades, notamment mentaux, et d’autres types clairement énoncés. Plus tard, la réputation compte de plus en plus et la question que l’on se pose à propos de quelqu’un devient : « Peux-tu vraiment démontrer que tu appartiens au groupe des personnes au-dessus de tout soupçon ? » Et ceci devient alors un critère juridique ! Être classés parmi les hommes « infâmes », pour reprendre la célèbre dénomination de Michel Foucault, va bientôt signifier exercer certains métiers, considérés comme indignes, ou infamants. Même s’ils sont utiles du point de vue social. Cela apparaît durant les XVe et XVIe siècles. L’exclusion structure donc fortement l’organisation du marché. Car l’infamie devient une condition sociale ! Et il faut changer de condition sociale pour en sortir.

Que nous apprend le Moyen Âge du système capitaliste dans lequel nous vivons ?

Au fur et à mesure que la société devient un miroir de l’organisation du marché, ou le marché un miroir de la société, la question de la fiabilité des personnes devient le problème central pour la définition de leur identité. Être un bon citoyen signifie pouvoir être identifié comme une personne fiable d’un point de vue économique, comme ayant du crédit. À juste titre, Patrick Boucheron, qui signe la préface de cette traduction française, a beaucoup insisté sur le sens double du mot crédit, à la fois économique et en termes de réputation. L’identité moderne s’est donc construite sur ce concept de crédit, indissociablement lié au développement de la société de marché. C’est pourquoi le Moyen Âge et l’époque moderne nous renseignent fortement sur l’organisation de notre monde, en particulier sur notre modernité capitaliste, et le rôle qu’y joue l’exclusion.

 

Propos recueillis et traduits de l’italien par Olivier Doubre