Télérama, 4 mars 2015, par Gilles Heuré

Spécialiste du Moyen Age, il interroge les peurs d’hier pour mieux comprendre le monde actuel. Mais, pour lui, l’historien doit se garder d’être instrumentalisé…

Professeur à l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne, Patrick Boucheron est l’un des historiens les plus libres de sa génération. Ses travaux sur la période médiévale et sur la Renaissance ont toujours cherché à décentrer les regards, à confronter les histoires de plusieurs continents. Mais ce médiéviste se préoccupe aussi de rendre audible sa discipline à travers la société d’aujourd’hui, réfléchissant sur les angles à explorer, sur l’écriture de l’histoire qui en découle. Historien libre ? Auteur d’un texte romancé sur Léonard de Vinci et Machiavel, Patrick Boucheron sera, le 7 mars, commissaire de l’expérience théâtrale Nous autres, 24 heures pour refaire l’histoire du monde ou presque, au Grand T de Nantes. En historien de son temps, du nôtre, dont il veut comprendre les tumultes, redéfinir les idées. Sans craindre de parler haut.

Comment êtes-vous devenu médiéviste ?

Je ne pense pas que l’on devienne historien, ou alors on ne cesse jamais de travailler à le devenir. C’est un travail plutôt lent et méticuleux, modeste et opiniâtre. Les règles pour construire ce savoir assez robuste n’ont guère changé depuis la fin du XIXe siècle. Ou plutôt si, il y a une nouveauté – qui, comme toute nouveauté en histoire, n’est que l’actualisation d’une question ancienne : l’histoire est entrée dans l’âge de la réflexivité. Ceux qui prétendent l’écrire et l’enseigner sont désormais tenus d’expliciter leur point de vue, de dire ce qui les amène à cette question, bref, de faire l’histoire de la subjectivité historienne. Alors je réponds à votre question : je suis devenu médiéviste en aimant non pas le Moyen Age, mais ceux qui en écrivaient l’histoire. Georges Duby, Jacques Le Goff, d’autres encore : j’aimais lire les livres de ces maîtres de liberté qui installaient leur art de pensée et permettaient de se faire tour à tour anthropologue, sociologue ou géographe de son sujet. Ma génération, à la suite de Michel Foucault, cherchait d’abord à faire l’histoire des problématisations – à se demander, pour chaque époque, « où est le problème? » –, et à s’interroger sur ce que nous sommes en train de devenir : si notre présent est du passé accumulé, et si ce que l’on nomme Moyen Age est sa couche la plus ancienne mais toujours active, en écrire l’histoire est une autre manière de dire l’aujourd’hui. »

Que pensez-vous des jeux vidéo ou de certaines émissions de télévision, qui prétendent transmettre ce savoir ?

Étudiant ou lecteur, chacun arrive à un sujet, une époque ou un problème avec sa propre culture. Si je parle de Machiavel, comment ignorer le fait qu’un jeu vidéo comme Assassin’s Creed en parle aussi, et d’une manière plutôt énergique ? Les historiens doivent bien partir de là : notre soif de récit est inextinguible, et l’énergie de la fable l’emporte toujours sur la nuance de l’analyse. Sinon, ils s’enferment dans un savoir spécialisé et ésotérique. L’histoire, en tant que science sociale, peut être audacieuse et inventive. Cessons de geindre sur l’épuisement des grands systèmes d’explication qui étaient aussi, comme le marxisme, de beaux récits entraînants. La fatigue de ces modèles a permis un beau foisonnement théorique, et il n’est pas exclu que de ce buissonnement surgissent l’envie et la matière de nouveaux grands systèmes de pensée : on en a déjà quelques indices en philosophie, en anthropologie, en sociologie. Alors où est le problème? A mon avis, dans le fait que cette science jeune se dise dans une langue morte. Elle est comme le latin des scolastiques : délectable pour ceux qui en usent, incroyablement précise et scrupuleuse, mais incompréhensible au plus grand nombre.

Récit, langue, style : la question revient souvent de savoir comment on écrit l’histoire.

C’est une question très sérieuse, et ce n’est pas un hasard si elle revient sur le devant de la scène. Écrire l’histoire, ce n’est pas faire des phrases. Mieux vaut user de la métaphore cinématographique, et parler de l’écriture de l’histoire comme de l’écriture filmique, c’est-à-dire d’un art du montage, donc du rythme et du mouvement, une façon probe et efficace d’échafauder une intrigue. La question qu’un historien doit se poser à chaque instant lorsqu’il écrit est : où placer la caméra ? Faut-il faire voir des visages ou des paysages, être au plus près de l’événement tel qu’il fut vécu ou le survoler de haut, loin de l’expérience et de la conscience des acteurs ? Cette question est sérieuse parce qu’elle ne divertit l’historien ni de l’exercice de son métier ni de son rôle social : au contraire, elle l’y ramène constamment. L’histoire est à la croisée de ces chemins. Elle s’intéresse à la littérature non par souci stylistique, mais parce qu’elle cherche les moyens littéraires de dire au mieux son rapport à la vérité. Autrement dit, l’histoire est toujours contemporaine de sa littérature.

En quoi l’histoire peut-elle être « critique » ?

Je suis bien conscient qu’il s’agit là d’un usage minoritaire de la discipline. Beaucoup d’historiens s’intéressent d’abord au passé pour échapper au présent. Mais on demande sans cesse aux historiens de nous rassurer sur nos origines, nos identités, nos valeurs, et je crois que face à cette injonction, les historiens se doivent d’être indisciplinés. Défendre des valeurs républicaines comme la laïcité ou la liberté d’expression est certes ressenti comme une urgence, mais pour les défendre efficacement à l’école, c’est-à-dire pour se préparer à ce que certains les contestent, mieux vaut avoir été formé à la critique de ces valeurs. Comprendre, par exemple, que l’héritage des Lumières est une collection de problèmes davantage que de certitudes, que la liberté de la presse s’est d’emblée pensée au XVIIIe siècle dans une tension avec la nécessité de protéger l’espace public contre la calomnie. Critiquer, ce n’est pas tout détruire. C’est mettre à jour l’histoire de nos socles de croyance, rappeler que ces croyances sont des constructions sociales, et que celles-ci sont toujours complexes et contradictoires. Cela n’empêche pas, ensuite, de les défendre, bien au contraire.

Commémorations de 14-18, du débarquement de Juin 1944, bientôt de la mort de Louis XIV. Trop d’histoire tue-t-il l’histoire ?

La critique de la fièvre commémorative, conduite depuis les années 1980, alerte sur un double danger : considérer que l’histoire n’est qu’un simple rappel des événements du passé et, en même temps, un réservoir commode pour justifier certaines positions que l’on prend sur l’actualité. En spectacularisant la Révolution française, les manifestations du bicentenaire lui ont enlevé son contenu idéologique qui fait toujours débat, même si, par ailleurs, elles furent aussi dynamiques et inventives. On pourrait dire de même du centenaire de la Première Guerre mondiale. Quoi qu’il en soit, les historiens doivent occuper l’espace des commémorations, même s’ils sont parfois insatisfaits de leur contenu. Pour être au plus près de la société, ils doivent faire entendre leur voix.

Quel enseignement l’historien peut-il apporter dans la compréhension de la crise que traverse l’Europe ?

Parlez-vous de la crise de l’identité politique européenne ? Elle n’est qu’une des conséquences de la catastrophe en cours, qui se joue au niveau mondial : on assiste impuissant à la dévastation du monde réel au nom d’une domination virtuelle. Face à cette liquidation financière, écologique mais aussi intellectuelle – voyez comment le complotisme se nourrit de la virtualisation de l’information –, que faire ? Défendre ce à quoi nous tenons, c’est-à-dire des formes désirables de vie, exige de rappeler obstinément les droits du réel. Pour les historiens, cela signifie : tenter de dissiper les constructions imaginaires, briser le piège identitaire. C’est difficile, car on s’attaque alors à ce que Nietzsche a désigné comme un venin : la passion que l’histoire a placée dans nos vies, la croyance que l’origine a toujours raison sur le présent. Cette passion autorise tous les désirs d’âge d’or, potentiellement meurtriers. S’il y a un contrepoison à cet envoûtement, il est également à trouver dans l’histoire. Mais une histoire qui ne reconstruirait pas à la hâte un grand récit de substitution – la « construction européenne » ou le « cosmopolitisme mondial » contre l’« identité nationale ». Plutôt une histoire comme art des discontinuités, s’attardant sur les moments faibles, variant ses points de vue.

Élargir le champ, décentrer le regard pour inquiéter nos certitudes. Est-ce cela, l’« histoire-monde » ?

Oui, pourvu qu’elle ne se réduise pas à la généalogie de l’occidentalisation du monde, ou au récit vague et mal documenté de la grammaire des civilisations. Comment rendre compte de la globalité du monde – faire une histoire connectée – sans produire une histoire globalisante ? Il s’agit là encore de défis narratifs. Tout réside dans les choix de l’historien, dans la façon dont il prend position (au sens pictural comme au sens politique) face à son sujet. Mais le risque de l’histoire connectée est de ne s’intéresser qu’aux métissages, aux circulations de savoir, aux décloisonnements, donnant une image trop flatteuse de nous-mêmes, qui nous éloigne de nos véritables angoisses. L’histoire ne vaut que si elle est un peu déplaisante. Pourquoi et comment l’islamisme apparaît-il comme la seule cause disponible pour des djihadistes qui utilisent toutes les ressources des réseaux sociaux ? Pourquoi les sociétés européennes peinent-elles à articuler leurs valeurs universelles et leurs intérêts locaux ? On voit que l’histoire-monde a d’immenses chantiers à explorer.

L’époque médiévale a été traversée par les peurs, que les gouvernements ont parfois instrumentalisées pour asseoir leur pouvoir. Être médiéviste aide-t-il à comprendre les peurs d’aujourd’hui ?

Faire peur, à défaut de faire croire, sans jamais rien faire comprendre : tel est assurément le moyen le plus sûr de se faire obéir. On sent bien aujourd’hui que les émotions collectives, surtout celles que nous ressentons intensément et sincèrement, renvoient à une histoire très ancienne, profondément inquiétante. J’ai récemment travaillé sur la crainte que ressentaient les Siennois en 1338 face à la menace qui rôdait autour de leur régime politique – pas seulement les institutions, mais tout ce qui leur permettait de vivre ensemble harmonieusement. Cette peur, ils voulaient la voir en peinture : la fresque d’Ambrogio Lorenzetti l’a rendue visible. Et voilà qu’au moment d’écrire mon livre, et aujourd’hui encore, je suis rattrapé par l’actualité – cette peur de voir notre vivre – ensemble brisé. L’historien ne peut pas congédier le présent qui cogne à sa fenêtre. Il doit s’en saisir pour le maintenir à distance, mais toujours devant lui, sous ses yeux. Oui, la peur est la plus puissante des passions politiques : on ne comprend pas l’histoire européenne, par exemple, si on ne saisit pas combien, depuis le XVe siècle, la peur des Turcs l’anime et l’emporte.

Jacques Le Goff expliquait, justement, qu’on ne pouvait faire l’Europe sans s’appuyer sur la géographie et l’histoire. Et pensait, à ce titre, que la Turquie devait être maintenue hors de l’Europe.

C’était son droit de citoyen. Mais il se situait au-delà des limites de son savoir d’historien. Samuel Huntington a écrit, en 1996, Le Choc des civilisations non comme un livre d’histoire mais comme une prophétie. Or les prophètes ne cherchent pas à avoir raison sur l’avenir, mais à avoir un impact sur le présent, par des effets d’obéissance et de soumission. Huntington considérait l’histoire comme un auxiliaire à la décision politique. Elle ne peut l’être. La Turquie est-elle européenne ? Ce n’est ni aux géographes ni aux historiens d’en décider, car cette question ne trouve pas de réponse dans un savoir constitué, déjà là. La question est politique : elle doit être rendue aux citoyens.

Liberté, égalité, fraternité, république, démocratie : des mots et des concepts qui sont scandés aujourd’hui. Comment, en vous, l’historien dialogue-t-il avec le citoyen ?

Face aux événements tragiques que nous avons vécus depuis le 7 janvier, je sais au moins ceux que je ne voulais pas entendre : les prophètes de malheur entonnant un discours de guerre et les virtuoses des petites différences cherchant d’emblée à se distinguer. En pareil cas, la place de l’historien est dans le commun, ne serait-ce que pour chercher à comprendre. Car il y a deux manières de ne pas être contemporain : se noyer dans la mêlée, et s’isoler dans un savoir étriqué. Lors des grandes manifestations du 11 janvier sont revenus des mots que l’on n’entendait plus guère. Que disent-ils ? Un attachement sensible, sans doute plus fort qu’on ne le croyait, à des valeurs fondamentales dont l’historien sait par ailleurs qu’elles sont socialement construites et par conséquent discriminantes. Toujours cette articulation entre le local et l’universel : celle, en fait, du « nous » que j’utilise avec vous depuis le début de cet entretien. Qui est-il réellement, et qu’est-ce qui lui est étranger ? Question cruciale, qui trouve sa réponse, précisément, dans le choix des mots. Tous ceux dont on use sans y penser sont piégés : « radicalisme », « islamophobie », « musulman modéré ». Il va falloir s’attaquer vraiment à ces mots, car prendre un mot pour un autre est la manière la plus sûre d’installer un gouvernement injuste. Voilà la tâche des historiens, et de tous ceux qui prétendent porter une parole publique : nommer avec exactitude les choses qui adviennent. Cela suppose du tact, de la retenue, de la délicatesse. Mais il faudra aussi se faire entendre, donc assumer une forme de violence verbale. La pensée, c’est aussi une violence faite aux choses.