Libération, 21 août 2015, par D.C.

Selon l’universitaire Sylvie Lindeperg, les qualités de certains films nazis et les informations qu’ils contiennent imposent d’armer les spectateurs, surtout les plus jeunes.

Sylvie Lindeperg est professeure à l’université de Paris-1-Sorbonne, directrice du centre d’études et de recherches en histoire et esthétique du cinéma. Elle est l’auteure, en 2013, de la Voie des images (Verdier).

Qu’essayez-vous de transmettre à vos étudiants?

Je tente de les aider à construire un regard sur les images. Je n’essaie pas de leur transmettre un message, mais plutôt de leur donner un outillage critique pour qu’ils puissent établir une relation juste avec ces films : les éclairer sur le contexte de réalisation, leur faire comprendre qu’il s’agit aussi de documents, et qu’à ce titre ils doivent être traités comme n’importe quel document en histoire.

Quel statut peut-on donner aujourd’hui à ces films?

Une première approche consiste à se placer au niveau le plus explicite de ces films de propagande, pour analyser leur idéologie, les stéréotypes et les codes de l’alphabet antisémite qu’ils contiennent. Mais il faut ensuite essayer d’entrer dans la complexité du matériau filmique, réfléchir à la prise de vue, à ce qui se joue dans l’enregistrement des images, y compris dans ses ambivalences. En se demandant, par exemple, quels sont les statuts des acteurs de ces films, des Juifs pris au piège aux comédiens allemands qui ont accepté d’y jouer un rôle. Il s’agit d’entrer dans le film et de gagner en profondeur.

Comment?

Par exemple, le film Theresienstadt a une valeur documentaire mais aussi spectrale. Il nous renseigne sur l’une des plus grandes mystifications par l’image. Mais affirmer que nous sommes face à un mensonge parfait me semble insuffisant. Ce qui est passionnant dans ce film, c’est que tout n’y est pas faux, qu’il contient aussi des fragments de vérité, des traces de réel. Car même si la mise en scène est totalement contrôlée, totalitaire, des éléments aléatoires ont échappé à l’opérateur que nous devons voir, questionner, interpréter. Cela passe par les détails, les gestes des personnages secondaires, les arrière-plans, toute une série de signes infimes. Il faut aussi accepter de regarder le film tel qu’il vient à nous, transformé par le temps, et de construire avec lui une relation inédite. Theresienstadt nous rend les visages et les voix de ceux qui étaient au seuil de la mort et reviennent à l’état de fantômes. Il faut se confronter à la propagande nazie, l’éclairer, la démonter, la prendre comme une source mais aussi être sensible à d’autres dimensions, aux regards de ces captifs qui nous font face. C’est tout ce qu’il nous reste d’eux.

Se pose parfois la question de la qualité formelle de certains de ces films …

Il s’agit en effet de films qui peuvent avoir des séductions formelles et jouent sur des ressorts dramaturgiques efficaces. Ces qualités sont à prendre en compte pour expliquer le succès de certaines fictions, par-delà l’adhésion aux thèses qu’elles défendent. Parmi le million de Français qui sont allés voir le Juif Süss, il y avait bien évidemment des antisémites convaincus mais aussi des spectateurs attirés par les films à costumes, les productions à grand spectacle, à une époque où ils se trouvaient privés du cinéma hollywoodien. L’histoire des regards et des réceptions doit être, elle aussi, abordée dans sa complexité. Qu’est-ce qui pénétrait dans l’imaginaire de ces spectateurs? Voyaient-ils d’abord le divertissement ou la propagande? Quelle influence avaient ces films sur ceux qui ne partageaient pas déjà l’idéologie nazie? Certains Français ont protesté violemment contre la sortie du Juif Süss, d’autres se sont livrés à des attaques antisémites juste après l’avoir vu.

Sommes-nous assez armés pour affronter cette propagande à l’heure où l’Etat islamique utilise les mêmes procédés?

Avec les nouveaux moyens de diffusion, les jeunes spectateurs ne sont plus à l’abri de ce poison. Pour les en préserver, le moyen le plus sûr n’est pas de cacher les films. Mieux vaut leur donner des armes et des outils pour les aborder. Or, cette éducation à l’image fait largement défaut aujourd’hui. Et cela ne vaut pas seulement pour les films nazis, mais pour toutes les images qui circulent sur Internet. Apprendre à comprendre une image permet de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Comment faire pour que ces jeunes spectateurs soient des citoyens armés, dotés d’un bagage critique qui leur permet au moins de se poser des questions? Le vrai débat est là.