Le Matricule des anges, septembre 2015, par Laurent Lombard

Traduction, Sur quel texte travaillez-vous ?
Fable d’amour d’Antonio Moresco par Laurent Lombard*

J’ai connu l’œuvre d’Antonio Moresco il y a quelques années, un matin d’été. L’aurore s’élevait, grisâtre. La porte-fenêtre du hall donnait directement sur un ciel intranquille et sur une mer lointaine. Dans le monde suspendu, déjà s’étaient formées des vagues cotonneuses où se soulevaient à leur crête écume et embruns poussés par un souffle aussi invisible que le temps, et les poussières d’humidité, qui voilaient toute chose, se mélangeaient aux profonds replis bleuâtres du jour naissant.
Cet été-là, j’avais le désir d’échapper à tous les régimes de restriction qui étouffent une existence et l’imaginaire, les entraînant dans un abîme de perdition : le soleil noir des souvenirs, la mélopée universitaire, le système mortifère des concepts et des théories, l’étroitesse de toutes les formes de réalisme. Alors, comme il y a souvent des choses qui se font par elles-mêmes, j’ai lu ce petit livre d’Antonio Moresco dont le titre, Clandestinità, invitait à une mise à l’écart, à une soustraction à toute idée d’enfermement, de frontière, de normalisation destinée à une normalité obligée. Soudain, tout : explosion de sentiments, adoucissement des tensions, abandon dans la grandeur, grandeur dans l’abandon ; il s’échappait de ce livre un cri murmuré. Oui, c’est ça, c’était un livre crié, d’une voix venant des profondeurs. On est dans cette idée de lire qui est un enlacement – non pas prison mais élancement, passion – de l’esprit avec le corps d’une écriture, et qui parle à votre solitude, à vos doutes, à toutes les vies qui couvent dans votre corps, à la masse de votre vécu non rationalisé.
Puis d’autres romans. Chaque jour davantage j’ai découvert, fasciné, la grande architecture littéraire de Moresco où la liberté et la créativité entamaient un chant nouveau. Chaque jour davantage j’ai pénétré, ému, dans cette immense cathédrale ignée qu’est l’œuvre de l’écrivain italien – dont la pièce maîtresse composée de trois imposants volumes a pour titre L’incréé –, où domine l’ampleur, donnant sa toute-puissance à une écriture d’où semblait s’échapper, comme en écho, une voix basse, même dans le désespoir et dans le cri, une voix un peu aphone, pas complètement enfantine ni adulte, dont on ne saurait dire avec précision d’où elle surgissait.
Cette voix est celle de textes qui ouvrent grand à l’imaginaire, qui, tout en évitant les pièges d’un allégorisme trop systématique et froid, prennent une dimension tropologique voire anagogique. Cette voix se promène au long d’une écriture limpide et puissante. Limpide comme la surface égrisée d’une eau qui doit être calme et claire pour qu’on en voie le fond. Puissante comme la chaleur blanche qui se situe au cœur d’une flamme, dans son point extrême d’incandescence, et irradie.
Dans La Petite Lumière et Fable d’amour, on remarque ainsi combien sous la pellicule transparente et incandescente de l’écriture, se forment des images qui, sortes de faisceaux lumineux, aspirent et inspirent notre fantaisie ou nos rêves dans l’ombre impavide de la profondeur – qui pourrait être notre temple intérieur – là où palpitent des petites lumières (quand on sait les voir), là où poudroie le fabuleux, là où temps et espace sont rendus à leur infinie dilatation, là où tout se confond – vie et mort ; jour et nuit ; rêve et réalité – dans une fusion quasi magmatique d’où jaillissent les brandons de matière de la créativité et de la Création, libérateurs d’une énergie qui anime, les régénérant, les territoires du roman et de l’imaginaire d’une multitude de visions littéraires inédites.
Cet été-là, donc, comme une évidence, j’ai eu envie de traduire Moresco. Traduire, pour moi, est un élan de désir, qui pourrait être aussi élan d’amour. Presque maternel, si l’on considère qu’une traduction n’est autre qu’un livre-enfant sorti d’un livre-mère. Cela tient donc inéluctablement d’une détermination. Et il en fallut, jusqu’à arriver dans le giron de l’éditeur Verdier où La Petite Lumière d’abord – livre magnifiquement hissé au jour par les libraires, héros culturels de la France – et Fable d’amour ensuite, ont trouvé leur vie, un destin.
Bien qu’il me soit toujours difficile de parler de traduction –à tout le moins d’un point de vue théorique ou critique – il ne fait aucun doute que tout l’enjeu de la traduction de ces deux textes a été de reproduire la limpidité incandescente de cette écriture qui me laissait entendre une voix mi enfantine-mi adulte, sans que le choix de certains mots viennent faire des ronds sur la surface de cette prose dépouillée de tout mouvement pathétique, tragique, sentimental ou fantastique, afin de faire partager aux lecteurs français l’intériorité – nécessairement vertigineuse et d’une vibrante beauté suggestive – d’une prose non pas édifiante mais incandescente, au creux de laquelle, comme c’est le cas dans ce roman tout juste paru en France, Fable d’amour, s’estompent la réalité et le réalisme, jaillit l’énergie de la fable et de l’impossible, bouillonne le désordre originel que nous portons en nous. Merveilleux ravissement de la littérature !
J’ai connu Antonio Moresco à Milan, quelques années plus tard. C’était un matin d’hiver. Le ciel était limpide, étiré. Il m’attendait sur un trottoir près de chez lui. Nous nous sommes regardés. Il a esquissé un sourire de sympathie. Un froid léger nous enveloppait. Et puis, soudain, au milieu de la rumeur des voitures et du ferraillement des trams, il m’a dit « viens », d’une voix basse, un peu aphone, pas complètement enfantine ni adulte, dont on ne saurait dire avec précision d’où elle surgissait.

* Traducteur entre autres de Massimo Carlotto, Giorgio Scerbanenco, Loriano Macchiavelli.