Le Matricule des anges, septembre 2015, par Thierry Cecille

Corps du délit

En un récit autobiographique lucide mais dénué de rancœur aussi bien que de larmoyante nostalgie, Mathieu Riboulet raconte sa jeunesse : quand l’apprentissage de la révolte fait écho à la revendication du désir.

Sous le règne sarkozyste, des voix martiales ou indignées reprenaient l’antienne déjà ancienne : si la France était en péril, au bord du gouffre, c’était la faute, non pas de Rousseau et Voltaire, mais de Cohn-Bendit et consorts. La Pensée 68, essai sur l’anti-humanisme européen (notons la modestie du sous-titre) de Luc Ferry et Alain Renaut datait pourtant déjà – de 1985 ! Mais l’accusation, régulièrement, revenait : 68 et ses séquelles auraient fait le lit, aussi bien, de l’individualisme le plus amoral comme de l’ultralibéralisme le plus égoïste. Et ceux qui avaient joué les premiers rôles – de July à Sollers en passant par Kouchner – y allaient, les uns après les autres, de leurs palinodies honteuses ou revanchardes. Rares étaient les voix discordantes, ou simplement plus équilibrées : une Kristin Ross tentait de dissiper les mensonges accumulés (Mai 68 et ses vies ultérieures) ou un Olivier Rolin une évocation subjective teintée de nostalgie et d’humour (Tigre en papier).
Mathieu Riboulet, lui, né en 1960, ne pouvait, ainsi que le dit ici l’incipit, que prendre « le train en marche » : son adolescence, sa jeunesse se dérouleraient pourtant durant ces années 70, toutes frémissantes encore du bouleversement de 68, animées par la révolte et l’espoir – avant que les années 80, années sida et années fric, viennent poser leur étouffoir sur une société française dès lors partagée entre le défaitisme et le cynisme. Mais la question centrale de cette œuvre courte et très dense est plus précisément celle de la violence : pourquoi et comment les révoltés décidèrent, chez nos voisins allemands et italiens, d’en venir à l’action terroriste – et pourquoi la France, elle, résista à cette tentation. Riboulet ne le dissimule pas, bien au contraire : Entre les deux il n’y a rien est un hommage et un tombeau – pour ceux qui alors combattirent, et moururent. Nul doute que ce mausolée ne soit à contre-courant de la doxa actuelle : Riboulet parvient donc à relever le défi par la force de sa lucidité et d’une écriture d’une précision aiguë, qui n’empêche pourtant pas l’émotion d’affleurer.
« À chacun d’entre nous le monde s’offre un instant et puis notre tour passe, on n’en prend la mesure évidemment que bien après qu’il est passé, et l’on entonne la complainte de la jeunesse enfuie. Mais quand nous prenons notre part de cette offrande et qu’avec nous, au même moment, d’autres s’en saisissent aussi, on appelle ça, après, une génération ». Désireux de faire en quelque sorte le portrait de sa génération, Riboulet, alternativement, utilise le je ou le on, tentant de faire le départ entre ce qui l’unit aux autres et ce qui le singularise. Il use également des guillemets pour évoquer certains événements historiques, comme si ceux-ci venaient frapper de biais les existences plus anonymes. La plupart de ces événements sont des morts, des assassinats, par la force dite publique, la violence dite légitime, de ceux qui osèrent s’en prendre à l’État – et Riboulet compose ainsi une sorte de litanie mémorielle, de requiem pour tous ceux et celles qui moururent, ne cesse-t-il de répéter avec force, « comme des chiens », Les parents de Riboulet, sans être véritablement des acteurs de cette extrême gauche, éprouvent avec les valeurs ainsi défendues par les armes une « communion intellectuelle sans faille » – et c’est donc à leurs côtés, en 1972, à 12 ans, qu’il manifeste en hommage au premier mort, pour lui, de cette longue liste, « Pierre Overney vingt-trois ans abattu par un représentant en civil des forces de gardiennage privé de la Régie Renault ». Dès lors il s’agira pour lui, à son tour, à sa mesure, d’inventer une forme de solidarité avec ceux qui, eux, risquent leur propre vie en donnant la mort à ceux qu’ils estiment être leurs ennemis de classe : la RAF (Fraction armée rouge) en Allemagne, en Italie les Brigades Rouges et autres activistes de Lotta Continua. Alors qu’il est encore lycéen, Riboulet rejoint donc divers mouvements, étudiants ou autonomes – mais en France, déjà, « tout est plié » plus rapidement qu’ailleurs, et nombreux sont ceux qui, à gauche, se contentent de s’illusionner sur le programme commun de gouvernement que concoctent péniblement socialistes et communistes.
Mais ce n’est pas tout, ce n’est pas là le tout ce qu’il découvre en lui en ces années de sa meilleure jeunesse. Parallèlement l’adolescent comprend que le désir homosexuel qui l’anime, le tourmente et le rend vivant, doit résonner, se vivre comme en écho de cette lutte politique. Il devine, bien qu’encore obscurément, « qu’à l’intersection de la sexualité et de la politique des choses fondamentales se nouent qu’il faut défaire en clamant haut et fort qu’on les défait ». Avec l’amant complice, Martin, comme lui âgé de 15 ans, ils apprennent la joie du corps qui joue, la liberté de la jouissance inventée à deux et, au-delà du couple qui pourrait les enfermer, décident de s’ouvrir, de s’offrir, en pratiquant une sorte de générosité charnelle – qui fait figure pour eux d’engagement. Ce n’est alors pas un hasard s’ils se donnent surtout aux « hommes ombreux », à ces hommes du Sud, immigrés solitaires que le capitalisme relègue dans les marges : « le sexe n’est pas séparé du monde ». Il s’agit bien ici aussi de s’inventer un mot d’ordre, presque une mission : « Il faudra tout casser, que le monde plie ou s’ouvre, j’y glisserai mon désir et la réparation de ce qu’on fait subir aux hommes que l’on exploite ». Riboulet, cependant, ne confond pas tout, il ne mêle pas indistinctement toutes les luttes, mais il établit seulement une analogie dont il se fait une sorte de destin (une certaine grandiloquence, parfois, peut gêner le lecteur) : « Conscience sexuelle et politique, c’est tout un, être pédé ça vous déclasse en un rien de temps ». L’éloge se fait hymne : « Cette jeunesse du monde, la seule qui compte, irriguait la cité, irriguait les campagnes, les usines, les fabriques, débordait les vieux murs, s’étalait dans les rues où, en frémissements incessants, ondulations de grands corps impulsifs, elle bouillait d’une ardeur rageuse ». Cette « vitalité désespérée » (Pasolini) ne mènera pourtant qu’à la défaite : les révolutionnaires disparaissent les uns après les autres, assassinés, suicidés, au mieux exilés – en France, Action Directe sera comme la résurgence fantomatique et absurde de ce combat perdu – et le sida vient mettre un terme à la tentative de faire de la sexualité une arme de destruction des codes et des normes. Cette génération allait devoir faire aussi cette épreuve-là : « Le monde a changé d’axe et nous, donc, d’horizon, troquant la mort d’État contre la mort antique, la mort d’avant l’État, la mort d’épidémie, la mort qui trie les chiens». Martin meurt, de cette épidémie, la nuit même où tombe le mur de Berlin, coïncidence symbolique, double deuil.
Mais le désir résiste, la quête de la beauté et de la tendresse anime encore aujourd’hui Riboulet – en témoignent ces Lisières du corps, qui paraissent en même temps, comme un écho en mineur, un chant discret mais tenace. Six textes brefs, six miniatures pour dire l’entre-deux, ce qui se passe entre deux êtres, un corps et un autre corps, par le regard, par la caresse, par la jouissance partagée. La grâce, l’affection, ce à quoi l’on consent et qui en même temps nous désarme et nous sauve : « ça dévaste, la beauté du corps, la perfection qu’il présente parfois ».