La Nouvelle Quizaine littéraire, 16 septembre 2015, par Monique Baccelli

La belle et le clochard

Un enfant de sept ans peut-il vivre absolument seul dans une maison perdue en montagne, et assurer son entretien tout en se rendant chaque jour à l’école située dans un village éloigné ? Non, c’est impossible. Et c’est pourtant l’histoire qu’Antonio Moresco nous racontait dans La petite lumière, paru en 2014 chez Verdier.

Dans Fable d’amour, la trame est encore plus invraisemblable. Dans une ville indéterminée, sans doute à notre époque puisque les téléphones portables existent, un clochard plus clochard que les autres, car il ne se déplace pas, refuse toute aide et ne parle jamais à ses « confrères », végète dans un recoin de rue. Il a pour seuls compagnons un vieux transistor et un pigeon apprivoisé. La façon dont il vit, ramassant de vieux cartons pour dormir dessus, s’habillant avec les vêtements des conteneurs et se nourrissant dans les poubelles, est celle de la plupart des SDF. Cette étrange population est si bien observée que le roman a une réelle valeur sociologique, mais il va bien au-delà.

En italien, « fiabba » veut dire aussi « conte de fées ». Or, la première partie du livre est un conte de fées. Sans y prêter attention, le clochard solitaire remarque qu’une  « fille merveilleuse » (on ne la connaîtra jamais que sous cette appellation), très jeune et très belle, le regarde avec insistance chaque fois qu’elle passe devant son grabat. Elle ne lui parle jamais, mais un beau jour elle lui dit seulement : « viens » ; et lui, tout naturellement, obéit. En se soutenant l’un l’autre, ils atteignent un tout petit appartement situé au dernier étage d’un HLM. La fille merveilleuse n’est pas riche, mais son cœur est immense. Elle entreprend de débarrasser son protégé de sa crasse, de ses poux, de ses croûtes et de sa tignasse emmêlée. Rien ne nous est épargné de cette opération écœurante, mais c’est en accumulant les détails concrets de ce genre que Moresco arrive à faire tenir debout sa fable. Ce n’est pas du réalisme magique, mais de la magie réaliste.

Du reste, la poésie n’est jamais loin. Pour mettre à l’aise son nouvel ami, la jeune femme sait comment s’y prendre : « Alors la fille merveilleuse se mit à enlever à son tour ses vêtements les uns après les autres. Elle les retirait par en haut et par en bas dans une légère volute de parfum […] Elle se retrouva nue, elle aussi, devant le vieil homme qui la regardait de ses yeux écarquillés et perdus. On ne comprenait pas s’il la voyait ». Ainsi purifiés, « ils s’aiment ». La petite phrase vient comme un refrain. Suivent des jours d’amour passionné, des jours heureux. Le clochard avait gardé, dans une manche de chemise nouée aux deux bouts, une quantité de gros billets datant de son ancienne splendeur. Car il a fui le bien-être et la société de son plein gré. Grâce à cette somme, les amants peuvent s’habiller de neuf, aller au restaurant et au cinéma. Le paradis ! Mais dans les contes de fées il y a toujours un ogre ou une méchante belle-mère. En l’occurrence, il s’agit sans doute d’un homme jeune, beau et riche. On n’en sait rien, mais la fille merveilleuse change brusquement et, un beau jour, signifie au vieil homme qu’il doit partir. On est blessé par la cruauté de cette sentence, mais le clochard retourne sagement à ses cartons et à ses poubelles. Plus aucune nouvelle de la fille merveilleuse, il ne reste à Antonio que son ami le pigeon. Les années passent et le vieil homme, brisé par cet amour perdu, meurt et se retrouve dans l’au-delà.

L’au-delà ? C’est la copie conforme de l’ici-bas : même grandes surfaces, mêmes embouteillages, mêmes contraintes, mêmes égoïsmes. La seule différence, c’est que les habitants du haut s’appellent les morts et ceux du bas les vivants. Donc, pas d’enfer ni de paradis, pas de réincarnation, pas d’anéantissement : la vie telle qu’elle est actuellement, pour l’éternité. N’est-ce pas là une condamnation plus grave que l’enfer ? En ce sens, le roman prend une valeur métaphysique. Mais, pour en revenir aux amants, la fille merveilleuse, sans doute abandonnée par son riche protecteur, devient elle aussi clocharde, meurt à son tour et, dès qu’elle est dans l’au-delà, se met à chercher son véritable amour : l’homme au pigeon. On peut alors relever une sorte de symétrie entre les deux parties du récit. Antonio, rentré en possession de son ancienne et belle villa, va faire à son tour ce que la fille merveilleuse avait fait pour lui : du nettoyage préliminaire à la vie commune. Invraisemblable, comme l’histoire du petit garçon ? Oui, s’il n’y avait l’art du conteur, qui réussit à nous emmener où il veut. N’est-ce pas reposant de lire un conte de fées moderne, avec un happy end ? Et une morale, bien sûr, qui répond sans doute à un rêve secret de l’auteur. Puisque nous sommes condamnés à la perpétuité de notre triste civilisation, fuyons-la, en nous perdant soit dans la nature, comme le narrateur de La petite lumière, soit dans la marginalité pacifique, comme cet étrange couple d’amants.

« Et maintenant, qu’est-ce qu’il va se passer ? La fable est finie. Laissons-les dormir enlacés. Ils ont traversé la vie et la mort pour pouvoir se rencontrer. Ils sont las. Ils ont beaucoup souffert. Ils l’ont bien mérité. Il n’y a rien d’autre à raconter. Dans la vie il n’y a rien d’autre. Rien d’autre. »

Une fable qui enchante, tout en invitant à réfléchir.