Mediapart, 24 septembre 2015, par Dominique Conil

Ni geôle de Reading, ni plage d’Ostie

[…] En 1972, alors que Philip S. rejoint la lutte armée, Mathieu Riboulet est sans doute passé non loin de lui. Il a douze ans, des parents très à gauche qui, au lieu de villégiaturer, se sont mis en tête, pendant les vacances, d’aller voir de près la Pologne. Le périple incluait l’Allemagne. « Je sens tout, sans rien comprendre. »

Quarante ans plus tard, il écrit sur la décennie dont il est héritier, lui qui, de l’Italie rebelle connut la queue de comète du mouvement autonome de 1977, anéanti par l’assassinat d’Aldo Moro, de l’Allemagne rebelle, un voyage à Stuttgart-Stammheim au moment où l’on enterre les corps d’Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Jan Carl Raspe. Et en France, l’assassinat de Tramoni, vigile chez Renault, qui avait abattu Pierre Overney en 1972.

Son livre n’est ni un essai, même s’il en prend parfois l’allure, ni une histoire, même s’il y en a une, et même plusieurs, c’est une réaffirmation, baroque, offensive, une élégie furieuse. Une remise en perspective de nombreux événements, de nombreuses morts, de la répression qui s’est abattue sur un élan libérateur et a suscité ce que la presse a ensuite nommé les « dérives ». Riboulet n’est pas seulement l’héritier d’une décennie. Né trop tard peut-être, mais né européen. « C’est ça l’Europe ; nous héritons des infamies du siècle, eux nous permettent d’y vivre dans la paix et prospérité. » « Quel que soit le fil que je tire, toute la pelote européenne vient. Je suis fait de ça, c’est en moi que l’histoire prend corps, c’est de mon corps qu’elle prend possession. »

Du corps, il est justement question, et souvent. Mathieu Riboulet est pédé, le mot est de lui. Pas gay, vous noterez. « Je sens qu’à l’intersection de la sexualité et de la politique des choses fondamentales se nouent qu’il faut défaire en le clamant haut et fort. » De la drague inaboutie d’un ouvrier arabe alors qu’il rentre du lycée en bus, près de Billancourt, aux nuits très abouties sur des chantiers nocturnes et multinationaux, Riboulet et son amant complice, Martin, touchent la peau et le cul du prolétariat, ce qui ne les empêche pas, bien au contraire, d’aller à la bagarre avec les copains autonomes, en folles assumées, héritières cette fois des Gazolines qui renversèrent un fourgon de police à la mort d’Overney, avant de clamer : « Liz Taylor, Overney, même combat ! » lors des obsèques, ce qui plut moins. « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! »

Mathieu Riboulet comme Martin mirent en pratique. « En 1976 nous refusons que notre avenir de pédé ce soit la geôle de Reading [où Oscar Wilde, condamné pour homosexualité, fut emprisonné pendant deux ans – ndlr], ou la plage d’Ostie [sur laquelle Pier Paolo Pasolini fut assassiné en 1975 – ndlr]. »

L’avenir ne sera pas meilleur, et c’est l’un des points communs entre le livre d’Ulrike Edschmid (La Disparition de Philip S.) et celui de Mathieu Riboulet, aux tons bien différents. Deux, trois ans à changer le monde ou déjà le sien, de monde, à devenir soi, une parenthèse offensive et enchantée, et ça tombe. Edschmid voit s’éloigner l’homme qu’elle aime vers une contrée grise et sacrificielle ; Riboulet voit Martin agoniser du sida à La Pitié-Salpêtrière. Lui aussi effacé par sa famille. Et le mur de Berlin tombe.

On peut reprocher bien des choses au livre de Riboulet – faire consensus d’ailleurs le navrerait –, d’évacuer avec légèreté certaines alliances de la RAF, par exemple, dans un livre pourtant fort documenté. On peut, aussi, le remercier pour ce rappel de ce qui a fondé le passage à l’acte de jeunes gens qui ne trouvaient pas acceptable le triomphe de Hans Martin Schleyer, patron des patrons allemands et nazi émérite. De faire perdurer la colère. « Ça a duré dix ans, ça vous a transformés, vous êtes plus retors encore aujourd’hui que vous étiez hargneux hier, et nous sommes vaincus, et nous avons plié, et nous ne cessons pas de chercher dans nos cœurs, le pli de nos cerveaux, les méandres de nos émotions, ce qui a fait l’échec, la part que nous y avons eue, nous sommes des hommes qui prennent leurs responsabilités morales. » Sa voix n’est pas celle d’Ulrike Edschmid, plus sourde en apparence. Mais on est là au cœur de la littérature : la déflagration au-delà de l’analyse.