La Nouvelle Revue Française, janvier 2016, par Stéphanie Cochet

De l’assassinat de Benno Ohnesorg par la police en 1967 à celui d’Aldo Moro par les Brigades rouges en 1978, l’Europe, dite en paix, a connu une déflagration de violence, laissant sur le carreau de la prospérité des corps par dizaines. Des hommes et des femmes ont choisi de riposter. Dans Entre les deux il n’y a rien, Mathieu Riboulet érige un tombeau à ceux-là qui y ont laissé leur vie, abattus comme des chiens, dont la chute vient rythmer en italique le texte. Entre la politique et le corps se joue une partition dont il déroule la portée. Il nous faut les tenir ensemble, comme il nous faut plonger d’un même mouvement, dans un deuxième ouvrage publié simultanément, Lisières du corps, succession de six blasons masculins brefs et somptueux.
L’histoire chez Riboulet ne se plie pas à la chronologie des historiens. C’est celle d’une génération, qu’incarne ce narrateur, qui a entre sept et dix-huit ans au moment des faits. Arrivé après la bataille donc. Quand son tour fut venu, le monde, selon lui, avait pivoté sur son axe, et il fallut inventer autre chose : trouver dans le sexe de nouvelles modalités d’action, et une manière de continuer à habiter le présent. L’effort de Riboulet est double : serrer au plus près la confusion dans laquelle les événements du début des années 70 se sont imprimés dans son corps d’enfant puis d’adolescent ; et mettre en mots l’absence d’action, au sens d’action armée, le non-advenu de la fin de la décennie.
Pour dresser un état des lieux, sans nostalgie ni remords, d’une époque revêtue de tous les maux par les pouvoirs toujours en place, pour éviter aussi bien l’écueil du cynisme que celui de la résignation, Riboulet circonscrit cet entre-deux, où précisément il n’y a rien. La langue se déploie autour de ce manque, en volutes amples et musicales, néanmoins acérées, et si charnelles que le mieux est encore de lui renvoyer son verbe quand elle dit un corps aimé : « pas un gramme de gras, du sec, nerveux, torsadé, musculeux, nervuré, du relief à s’en mettre plein les mains».
Et si l’on sort de cette lecture dans un certain malaise, c’est que, contrairement aux représentants du pouvoir qui ont digéré les morts depuis leurs palais, toute honte bue, Riboulet ne s’épargne pas les questions déplaisantes, ni ne leur assigne de réponses univoques – ce serait se justifier. Du côté des « hommes qui prennent leurs responsabilités morales », il signifie un échec. Parce qu’aujourd’hui c’est pire. Et tant pis si cette honnêteté risque de se retourner contre lui, et contre les générations de chiens à venir. On ne négocie pas avec la droiture.