Art press, 22 janvier 2016, par Laurent Perez

« Comment avez-vous pu vous décider à écrire dans la langue de vos bourreaux ? ». À cette question que tout jeune, il avait osé lui poser, le philosophe Stéphane Mosès n’a pas cessé de chercher la réponse que Paul Celan ne lui avait pas faite. Approches de Paul Celan réunit l’ensemble de ses travaux sur le poète juif roumain, à l’exception de sa traduction commentée de l’Entretien dans la montagne, déjà rééditée. L’auteur interroge la pensée de Celan moins en philosophe qu’en poète, ne craignant pas de soumettre son œuvre difficile, semblant s’acheminer fatalement vers l’obscurité, voire l’illisibilité, à une analyse classique fondée sur la métrique, dont il rend compte dans la même langue limpide que celle de ses travaux sur Walter Benjamin, Franz Kafka et Franz Rosenzweig ? Sa remarquable étude sur la traduction par Celan d’un bref poème d’Apollinaire suffirait à démontrer que, à l’interdit jeté par Adorno sur la poésie après Auschwitz, il n’est d’autre réponse que la pratique de la poésie elle-même. Comme le montre en effet Mosès dans un article fondamental sur le Méridien, discours de réception du prix Georg-Büchner et « art poétique de Celan, sa poésie – identique en cela à sa conception de la pensée juive – est réponse, dialogue, et donc « antithèse de la conception heideggerienne qui fait du langage le dévoilement de l’être ». L’expérience singulière du poète est à l’origine de chacun des poèmes, aussi opaques soient-ils, dont la succession compose une sorte de « journal poétique ». Chaque poème tend vers un idiome nouveau, « forme foncièrement subjective du langage, où l’expérience personnelle du sujet est inscrite », dont l’utopie anime cette œuvre majeure de la seconde moitié du 20e siècle.