Les Inrockuptibles, 2 février 2016, par Jean-Marie Durand

Dans un essai stimulant, Lionel Ruffel s’intéresse au « contemporain » et à ses divers accès et acceptions actuels.

Si, comme le suggérait Bruno Latour en 1991, « nous n’avons jamais été modernes », avons-nous jamais été « contemporains » ? Dans quel temps vivons-nous aujourd’hui ? L’une des manières possibles de répondre à ces interrogations tient peut-être au simple fait de les poser. Être contemporain, c’est se demander en quoi et comment on l’est, au fond.

Car ces questions hantent notre époque, analyse Lionel Ruffel dans un essai intitulé Brouhaha – Les mondes du contemporain, qui identifie les motifs qui le définissent secrètement : l’indistinction, l’inséparation, la cotemporalité, la déhiérarchisation… Plus qu’un simple mot ou un concept, le contemporain est un « outil herméneutique » qui permet de se situer dans le temps, de faire face au « présentisme », ce régime historique défini par François Hartog comme une « vaste étendue d’eau qu’agite un incessant clapot ».

Le centre d’art, monde privilégié du contemporain

Ce n’est que très récemment que le mot « contemporain » s’est substantivé, rappelle Ruffel. Dans son livre Qu’est-ce que le contemporain ? (2008), le philosophe Giorgio Agamben avançait cette définition : « le vrai contemporain », qui appartient à son temps, est celui qui « ne coïncide pas parfaitement avec lui » et se définit, en ce sens, comme « inactuel ». Par cet écart et cet anachronisme, il serait plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps.

A cette intuition, Lionel Ruffel associe d’autres modes d’interprétation possibles, puisés chez Foucault, Benjamin, Rancière, Haraway ou Descombes, mais aussi prélevés dans le présent des pratiques artistiques. Car le centre d’art forme l’un des mondes privilégiés du contemporain ; il en informe et cristallise le sens. L’art de l’enchevêtrement du théorique et de la pratique artistique déployé dans le livre dessine en lui-même les contours d’une « éthique contemporanéiste ».

Déjà Foucault

En effet, notre temps, insiste l’auteur, est celui des « simultanéités, des juxtapositions, des montages ». Ce que, déjà Foucault, avançait à la fin des années 1960 : « Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise un écheveau. » Cet écheveau est l’autre nom du « brouhaha » que Ruffel discerne pour définir l’enjeu et le dispositif du contemporain.

Qu’on la considère de manière « épochale » (comme notre époque) ou comme « modale » (comme un mode d’être historique), « l’expérience du monde est celle du brouhaha », de la multitude. Penser le contemporain, c’est en finir avec l’idée qu’il y a un seul objet à penser, « alors qu’il y a des réalités multiples à exposer », conclut l’auteur, au terme d’une exploration subtile de ce qui nous rassemble dans le tumulte des temps obscurs.