Le Monde, vendredi 26 février, par Avril Ventura

Fenêtres ouvertes sur huis clos

Trois romans mettent en scène des individus coupés du monde, reclus en eux-mêmes. Des enfermements, choisis ou non, qui sont autant de portes vers un autre rapport au réel.

Tandis qu’un cyclone se prépare, un homme observe un vieil orme depuis sa fenêtre et repense à son grand-père défunt. Bientôt, c’est tout un monde invisible qui se révèle à travers le flux de pensées du narrateur, plongé en son for intérieur. Ce « poème debout », comme aime à le qualifier son auteur, brouille les frontières entre la réalité et le rêve – ou plutôt le cauchemar. Patrick Autréaux y explore la part d’ombre qui nous habite, et opère une profonde réflexion sur la perte. L’histoire d’un deuil vécu comme une tempête intime.

[…] « De quoi a-t-on le plus peur, de ses fantômes ou de ses fantasmes ? » La question posée par Octave pourrait aussi bien être celle du narrateur du Grand Vivant, de Patrick Autréaux. Alors qu’un cyclone menace à l’extérieur, un homme observe le vent souffler depuis sa fenêtre et repense à la mort de son grand-père, qu’il a accompagné dans son agonie. L’occasion pour lui d’effectuer une véritable plongée intérieure, dont il ressortira profondément transformé.
Bien vite, il apparaît que la tempête est avant tout intime, que c’est en lui-même qu’un bouleversement s’opère. Après tout, « qu’est-ce qu’un cyclone sinon une immense tristesse qui n’arrive pas à se dire? » Car l’intériorité du narrateur n’a rien à envier au paysage dévasté qui s’offre à son regard : culpabilité, peur, chagrin se côtoient dans ce monde invisible, le seul qui vaille, tant et si bien que celui du dehors n’apparaît plus que comme sa projection. Ainsi le vieil orme que le narrateur observe depuis sa fenêtre le renvoie-t-il à son aïeul défunt et, si d’aventure il s’effondre, le grand-père mourra une seconde fois. Bientôt, c’est l’œil du cyclone qui regarde à l’intérieur, depuis le dehors.
Ici, ce ne sont pas les esprits de la nature qui menacent mais ceux qui hantent nos âmes. Le Grand Vivant est un texte sur ce qui nous habite, sur ce que l’on porte en soi de noirceur, de doute, de crainte, mais aussi sur notre capacité de rédemption. Les hommes et les choses n’y sont jamais ce qu’ils semblent être, ne valent pas pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils cachent. Ce qu’ils abritent. Tout un monde en somme, un peu du monde lui-même. Car le« pire», la véritable désolation, c’est finalement quand les choses ne sont plus habitées, quand « une feuille, un arbre, ne sont que feuille ou arbre ». Lorsqu’il n’y a plus de lien invisible entre elles et les êtres, lorsque nous est retirée la possibilité de projeter notre chagrin sur l’écran du monde.
[…]
Que ce soit l’homme qui cherche à s’extraire d’un monde extérieur avec lequel il n’est plus en adéquation ou, au contraire, le monde qui se refuse à lui, ne parvient plus à le «comprendre», au propre comme au figuré, dans ces trois récits, le huis clos est toujours le résultat d’une profonde scission entre les protagonistes et l’univers dans lequel ils s’inscrivent. Renvoyés à eux-mêmes, exclus par le réel, il ne leur reste plus qu’à ouvrir la porte intérieure qui les mènera, et le lecteur avec eux, vers l’imaginaire.