Les lettres françaises, mars 2016, par Christophe Mercier

Depuis maintenant dix ans, les Carnets de notes de Pierre Bergounioux ont suscité des « addicts » et en voyant annoncé un quatrième tome couvrant cinq années au lieu des dix habituelles, on pouvait craindre un mince volume, dans lequel le poids du temps, qui est tout le sujet de ces Carnets, n’aurait pas suffisamment d’espace pour se déposer. Mais cette crainte a été déjouée : le Carnet 2011-2015 « pèse » 1200 pages, aussi épais que les volumes précédents (ce qui permet de supposer que l’écrivain, sachant qu’il sera publié presque immédiatement, laisse courir plus librement sa plume, ou que, se relisant et recopiant ses carnets au fur et à mesure qu’il les rédige, il se censure moins, et qu’on peut espérer un jour une édition véritablement complète des trois premiers volumes) et il est, puisqu’il s’agit de temps, et que le temps passe, que le temps court, même, à partir d’un certain âge, le plus dense et le plus poignant, douloureux à en devenir difficile à lire.
Flash-back: en 2006, Verdier, un des éditeurs réguliers de Bergounioux, publie les 1000 pages de son Carnet de notes 1980-1990, et on découvre que, parallèlement à l’élaboration d’une œuvre romanesque (de « fictions autobiographiques », plutôt) essentielle, entamée en 1984 avec Catherine, et qui s’est poursuivie régulièrement pendant une quinzaine d’années, l’écrivain tenait des carnets, dans lesquels il notait les événements de sa vie quotidienne : les cours dispensés dans un collège ; les leçons données le soir à ses fils ; les livres lus ; les travaux de jardin ; les vacances en Corrèze, aux Bordes, dans la maison de famille de sa lemme Cathy ; les visites à ses parents, à Brive. La vie de tous les jours, avec ses joies, et aussi ses douleurs, quand il décrivait, jour après jour, mois après mois, la mort d’un beau-frère aimé et plongé dans le coma. La surprise fut grande, car ce Carnet de notes (un titre modeste pour un journal abondant. rédigé, relu, corrigé) donnait comme un ciment à l’œuvre, l’éclairait de l’intérieur, explicitait le terreau autobiographique dans laquelle elle était ancrée.
A partir du milieu des années 1990, Bergounioux n’a plus publié de « roman », mais son œuvre s’est multipliée, fragmentée en une collection d’innombrables plaquettes, de « livres d’artistes » illustrés, d’essais, et même de manuels d’enseignement, formant une constellation d’autant plus fascinante qu’elle était répétitive et insaisissable à la loi, que le sens (un mot essentiel pour Bergounioux, qui le recherche, à travers ses travaux et ses lectures. depuis son adolescence) en résidait dans les 30 pages de B-17 G (à la réédition desquelles Pierre Michon a donné une très belle postface) aussi bien que dans les 300 pages de l’Arbre sur la rivière, l’un des romans français essentiels parus au cours du dernier demi-siècle. Et, pendant ce temps, il a continué à tenir ses Carnets (en 2007, publication du Carnet 1991-2000 ; en 2012, celle du Carnet 2001-2010) qui jouaient d’autant plus le rôle d’un ciment que l’œuvre publiée se diffractait en éléments parfois très brefs (les 7 pages d’Années folles, par exemple) que ces Carnets permettaient de faire « tenir ensemble ».
John Lennon a écrit « Life is what happens to you when you’re busy making other plans » (en gros : « la vie, c’est ce qui t’arrive quand tu te crois occupé à d’autres projets »). Les Carnets de notes de Bergounioux, c’est un peu ça : peut-être la part la plus importante de son œuvre, ou tout au moins le socle sur lequel l’œuvre repose, et pourtant ils se sont écrits comme ça, comme sans y penser, pendant que l’auteur de Miette était occupé à lire, à prendre soin de ses proches, à faire des sculptures de fer, à préparer ses cours, et à remplir les multiples commandes d’éditeurs.
C’est un livre à peu près unique dans la littérature française : pas un journal de lectures, comme souvent celui de Gide ; pas un carnet mondain qu’on feuillette en commençant par l’index : pas un commentaire sur l’actualité (on sait que Bergounioux est civiquement « engagé », et a longtemps été inscrit au Parti communiste, mais il ne s’étend pas sur les divers résultats électoraux et, dans ce volume récent, on entend à peine parler des attentats de janvier et de novembre 2015 – tout au plus apprend-on qu’il s’est rendu à la grande manifestation de la République). C’est à la fois plus simple et beaucoup plus complexe que tout ça : Bergounioux écrit sur sa vie de tous les jours, et, à travers cette vie de tous les jours, qui est celle de – presque – tout le monde, avec ses deuils, ses émerveillements, ses pannes de RER et ses soucis de santé. Il atteint à l’universel. Je ne vois en France que le Journal de Léon Boy (le Journal inédit posthume, la version intégrale, et pas celle policée par l’auteur pour une publication de son vivant) ou les Essais de Montaigne (car Montaigne s’étudie et s’observe, et parle des progrès de sa goutte plus que des événements extérieurs) qui soient le miroir aussi limpide de l’âme et du quotidien d’un écrivain.
Cc quatrième volume, je l’ai dit, est douloureux. Au fil des volumes, on a fait connaissance avec les personnages : les parents de l’auteur ; son épouse Cathy, surnommée avec émerveillement « la princesse mandchoue » ; les deux fils Jean (« le Cinge »), et Paul (« Bilou ») ; le frère Gaby ; la belle-sœur Nanou ; les amis d’enfance. Avec le temps, la scène, peu à peu, s’est vidée. Au début de ce quatrième volume, Mam, la mère de l’auteur, veuve, habite seule à Brive, diminuée après un accident vasculaire. Bergounioux lui-même commence à connaître des douleurs cardiaques de plus en plus aiguës et menaçantes.
Et tout ce volume est une lente et lancinante approche de la mort. Autour de l’écrivain vieillissant, le monde se dépeuple. C’est d’abord un couple d’amis emportés à quelques mois d’écart, puis Mam qui perd son autonomie, et doit quitter Brive pour une maison de santé dans la banlieue parisienne dans laquelle l’écrivain, chaque jour, lui rend des visites dont il revient déchiré. Lui-même note, quotidiennement, ses douleurs, les angoisses liées à sa santé, sa peur de disparaitre et de laisser les siens démunis. Sa peur de mourir avant d’avoir enfin compris pourquoi nous sommes au monde, cette tâche qu’il a entreprise en 1966 (il se rappelle le jour, comme une épiphanie), et à laquelle il aura consacré son existence, une existence d’homme-livre, qui vit la plume à la main, et qui, lorsqu’il n’écrit pas, lit et prend des notes (ce qu’il appelle extraire un livre) sur les livres qu’il a lus.
Ce Carnet n’est cependant pas triste. Il est même étrangement rassérénant : en s’y trouvant soi-même, on y puise une forme de sagesse. Et il est parfois drôle, lorsque Bergounioux s’exaspère, avec une intransigeance qu’on admire, devant certains aspects de la vie quotidienne : la « triste corporation » des artisans, pour la plupart « cupides et analphabètes », ou les magazines de grande consommation : « Le dessert de Mam n’a toujours pas été servi. Je regagne la chambre, feuillette le supplément « Femina » de « la Montagne ». À chaque page, une bonne femme outrageusement maquillée, qui prend des poses plastiques, se donne un air lointain, nuageux, boudeur ou assassin, n’ayant rien d’autre ni de mieux à faire. Cette brochure sera ajoutée à l’index du commissariat à la culture. » Ou, encore mieux : « Mam avait rendez-vous chez la coiffeuse. Elle est encore sous le casque. Je n’avais pas emporté de lecture. J’attrape « Paris Match », qui est un peu près tout ce qu’on trouve dans ce genre d’endroit. Des photographies montrent comment le prince de Galles puis ses fils ont porté la barbe. On voit encore un Rothschild, une actrice, je ne sais plus quoi. Honte à ceux qui proposent à l’attention ces parasites, ces ploutocrates, cette fausseté, ce néant. »
On a tous en nous quelque chose de Bergougnioux.