Le Monde des Livres, 18 mars 2016, par Vincent Azoulay

Marc Aurèle, droit dans ses sandales

Partisan d’une approche anthropologique de la philosophie antique, Pierre Vesperini éclaire le stoïcisme sous un jour nouveau.

La philosophie antique connaît aujourd’hui un engouement inattendu. Sous la plume d’experts en « développement personnel », Socrate, Epictète ou Marc Aurèle sont volontiers invoqués, aux côtés de Jésus ou de Bouddha, comme les inventeurs d’une éthique et d’un art de vivre susceptibles de nous guider vers le bonheur. Sans doute est-ce là un effet imprévu des thèses de Pierre Hadot (1922-2010), selon lesquelles, dans l’Antiquité, la philosophie doit d’abord être envisagée comme une manière de vivre, et non comme un ensemble de théories et de concepts. A juste titre, son œuvre a fait date, tant il était nécessaire d’en finir avec une histoire académique de la philosophie réduite à de purs exposés doctrinaux. Conçue comme exercice spirituel, la philosophie devenait dès lors un maillon essentiel dans l’avènement d’une forme de subjectivité – conçue comme rapport de soi à soi –, s’épanouissant avec le christianisme.
Dans un livre aussi limpide qu’érudit, Pierre Vesperini prend le contre-pied de cette conception désormais dominante qui tend à masquer la singularité de la philosophie antique et à créer un illusoire sentiment de continuité. Sous un même vocable, la philosophie renvoie en effet à des pratiques de savoir multiples, disséminées dans le temps et radicalement hétérogènes entre elles : pratiquer la philosophia à l’époque impériale n’avait ainsi nullement pour but de produire, des sujets singuliers, dotés d’une vie intérieure autonome. Bien au contraire, les élites de l’Empire romain attendaient des philosophes qu’ils les alimentent en discours permettant de rester « droits », c’est-à-dire de continuer à remplir le rôle social qui leur était assigné. De ce point de vue, la philosophie antique peut se définir comme une « orthopraxie », c’est-à-dire un ensemble de procédés destinés à «agir droitement» dans toutes les circonstances de la vie en société. Le cas de Marc Aurèle (121-180) offre à Pierre Vesperini un passionnant terrain d’enquête. Les écrits du philosophe constituent un témoignage exceptionnel d’une pratique courante dans l’Antiquité, consistant à s’adresser à soi-même ou à destiner à des amis des «discours issus de la philosophia » dans le but de débarrasser le destinataire d’un affect (pathos) dégradant – peur, colère, désespoir, deuil, désir incontrôlable – et de le maintenir sur le chemin de la vertu.

Lutter contre la «bile noire»

On aurait tort d’y voir un exposé doctrinal déguisé. Car loin d’écrire en stoïcien patenté, Marc Aurèle fait un usage éminemment pragmatique de la philosophia, tendu vers un unique but : s’efforcer de « tenir son cap» et de «rester droit », malgré toutes les difficultés qu’il doit affronter. En charge de la destinée du monde entier, l’empereur doit en effet se tenir constamment sur ses gardes face aux flatteurs et aux comploteurs. Surtout, il doit lutter contre son propre tempérament mélancolique, épris de solitude et en proie à des accès de chagrin ou de colère. C’est bien pourquoi il s’exhorte si souvent à supporter les autres et s’emploie à se défaire de son sacré caractère: « Caractère mélancolique : caractère de femmelette, caractère trop sec, semblable à celui des bêtes sauvages, du bétail, des enfants, des lâches, des traîtres, des bouffons, des marchands, des tyrans. »
Pour lutter contre les effets de la « bile noire », Marc Aurèle recourt à une palette de procédés et, en particulier, la dévaluation de tout ce qui risque de le séduire et, donc, de le détourner de sa tâche. Ainsi le voit-on tantôt invectiver son corps, quand il sent vaciller sa maîtrise de lui-même, tantôt le célébrer, lorsqu’il souhaite échapper à une crise de chagrin en se pénétrant de la beauté du monde: peu importe le contenu du discours, du moment qu’il permet de s’appartenir de nouveau et d’« être à soi », c’est-à-dire totalement dévoué aux autres. N’en déplaise aux marchands de bonheur existentiel : ce n’est qu’une fois rendu à sa radicale étrangeté que la philosophie antique peut, à la faveur d’un écart productif, faire retour vers nous.