Sud Ouest, 2 avril 2016, par Catherine Darfay

Les carnets du temps qui passe

L’écrivain corrézien est présent à l’Escale pour le dernier volume de ses Carnets

Ne cherchez ni confidences people ni journal de la création littéraire dans les Carnets de Pierre Bergounioux, même si l’auteur s’y montre souvent un crayon ou un livre à la main, dans cette attitude d’étude qu’il n’a jamais quittée depuis ses débuts d’écolier, sauf pour sculpter dans son atelier de la ferraille de récup.

Voici plutôt, de tome en tome, la recension maniaque des travaux et des jours, des levers matinaux, des voyages en TER, de la santé qui fiche le camp, des êtres chers qui disparaissent et du temps qu’il fait. Très important, le temps qu’il fait. Les historiens liront peut-être un jour les Carnets comme une étude sur le climat des années 80 à 2010, entre la région parisienne et la Corrèze. Pierre Bergounioux, enfant de Corrèze, y consent volontiers : « J’ai passé ma jeunesse comme un blaireau au fond de ma campagne. Les paysans ne pouvaient rester indifférents à la météo. Ce que j’en ai gardé d’un peu irrationnel est une forme d’hommage à mon grand sud-ouest ».

La rumeur du monde a en revanche peu sa place ici. Le dernier volume, 1 200 pages sur papier bible aux éditions Verdier couvre les années 2011 à 2015. Est-ce sa faute à lui, si les attentats de novembre se produisent au lendemain de la mort de « Mam », la mère dont il accompagnait chaque jour les promenades de vieille femme un peu perdue?

La fin des paysans

Tout de même. L’expérience dont témoigne Pierre Bergounioux est aussi une expérience collective majeure: « J’ai vécu cela : l’effacement de la paysannerie qui tenait le pays depuis 2000 ans. J’ai mesuré l’incongruité qu’il y avait, quand j’étais étudiant, à rapatrier aux vacances des livres dont les voisins, scandalisés et un peu inquiets, ne comprenaient même pas le titre. Faute de pouvoir continuer ce qui n’avait plus bougé depuis le fonds des âges, j’étais entré en dissidence et c’était douloureux de part et d’autre ».

« L’écriture fournit un recours possible contre ce monstre griffu qu’est l’oubli »

Même s’il n’était pas destiné à publication au départ, le journal constitue une entreprise littéraire radicale qui vise à fixer le temps : « J’écris pour moi chaque jour depuis le début de la trentaine parce que l’écriture fournit un recours possible, le seul, peut-être, contre ce monstre griffu, dentu qu’est l’oubli » confirme l’intéressé. « Je suis comme tout le monde, je tente d’empêcher le temps de fuir entre mes doigts et d’en retenir quelques paillettes. Je suis un vieux monsieur, mais je dois faire confiance au morveux que j’étais en 1982 pour me livrer ce que j’étais alors. C’est pourquoi je ne remanie jamais ».

Une bouffée d’oxygène

Aussi austères qu’ils soient, les Carnets de Pierre Bergounioux, qui s’ajoutent à de nombreux textes et récits nettement plus brefs, a son cortège d’inconditionnels. Même quand on y débute, sans savoir qui est qui dans la foule des prénoms de l’entourage, la lecture est addictive. C’est humblement que l’écrivain va à la rencontre des uns et des autres dans les librairies et les salons.

De même qu’il a longtemps été prof en collège en proclamant qu’il s’agit du plus beau métier du monde. Le besoin des autres est à la mesure de sa solitude.

« Il y a quelque chose de contre nature dans le fait de vivre courbé sur le papier à gribouiller et à lire. On y perd le contact des vivants pour s’en retourner à des moments peuplés d’ombres et de morts. Mais le meilleur de mon humanité, je le tiens de mes frères humains. Eux seuls peuvent me dire si je me suis trompé ou pas. C’est une bouffée d’oxygène. Et la plus belle chose que j’aie vue, c’est l’intelligence des enfants qui m’ont été confiés pendant 40 ans. C’est comme une lampe, il suffit d’allumer l’interrupteur ».