L’Humanité, 5 septembre 2009, par Jean-François Nivet

Le lieu et la formule

Dans son dernier ouvrage, Une chambre en Hollande, Pierre Bergounioux s’acquitte une nouvelle fois d’une dette en retraçant l’itinéraire physique, moral et intellectuel de René Descartes.

Comment, dans l’infiniment petit d’une chambre en Hollande, un homme arrive-t-il à reformuler les grandes questions de l’humanité ? Pourquoi devient-il à ce moment précis, dans un pays transformé en creuset d’alchimie, un maillon indispensable à l’orientation nouvelle de notre civilisation ? Des interrogations qui appartiendraient davantage à l’astrophysique qu’à la philosophie et à la littérature auxquelles Pierre Bergounioux s’essaie à répondre dans un exercice brillant qui tient à la fois de la nouvelle, de l’exercice biographique et de la leçon inaugurale au Collège de France.

Pour Pierre Bergounioux, Descartes est une vieille connaissance. Depuis ses premières heures éblouies dans les bibliothèques, il a marché dans l’ombre fertile de ses mots et construit une durable connivence. Nul doute que ses œuvres complètes sont toujours à portée de main et que des pans entiers du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques l’accompagnent aux moments imprévus des journées. Il en est devenu certain : le doute fondateur et la certitude du doute ont un cheminement. Il a voulu l’écrire à la maturité d’une vie et le mettre en perspective dans les formidables aventures des déchiffrements du monde. Comme il ne croit guère à l’illumination, il plonge dans l’histoire de la conscience européenne, remonte le courant de la pensée méditerranéenne, s’attarde à la Gaule agenouillée, explique l’essoufflement romain, regarde mourir puis reverdir les arts, osciller le pendule des admirations vers l’Italie, puis vers l’Allemagne, naître une France incertaine dans une Europe nébuleuse d’où émergent les grands noms des ruptures : Montaigne, Bacon, Spinoza, Shakespeare et Cervantès, Descartes. S’ils sont contemporains, ou peu s’en faut, c’est que le terreau est prêt, les racines vivaces, l’air propice. Un filet de lumière suffit à faire germer notre monde de rationalité. Il tombe dans cette chambre en Hollande comme il irradie un tableau de Vermeer de Delft et de Ruysdael. Certes, les pays sont gouvernés par les luttes autour des idoles, les bruits de bottes, les fureurs homicides, mais la lumière est là et l’œuvre de beauté naît dans une imprimerie de Leyde. Tous les apprentis savants liront désormais ces phrases : « Sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres ; et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager… »

Descartes a donc quitté Paris, lieu des erreurs et du mensonge. Pierre Bergounioux le suit, en courant, dans ses voyages, toujours vers le nord, au cours desquels il fait ses gammes, s’engage dans les armées de ducs et de princes, fréquente brutes et reîtres, écrit au débotté de petits traités sur les bêtes, l’escrime, la musique, les automates. Le Danemark est son but. Ce sera d’abord la Hollande, l’étape décisive pour « méditer » et « cognoistre ». Puis, comme il faut toujours monter plus haut, la Suède, « exagérément froide », et la mort.

On le sait, toute tentative biographique est un exercice de miroir. Le Descartes de Bergounioux est d’abord le Descartes sensible qui se cherche, celui qui, dans sa province tourangelle, se demande déjà « quel lieu faciliterait le dessein d’y voir clair en toute chose et d’abord en lui-même », celui qui doit faire le choix entre le monde et l’amputation du monde, l’errance ou l’écriture en réclusion, au bout du compte un vertigineux compagnon de voyage vers la clarté auquel il rend hommage dans une poignée de pages qu’irriguent les fertiles incertitudes d’une vie.