La Quinzaine littéraire, 16-30 avril 2009, par Hugo Pradelle

Penser d’ailleurs

Un livre sous forme de précipité de pensée, d’histoire, de géographie et de langue. Pierre Bergounioux y brosse le portrait de Descartes et d’un monde occidental en plein bouleversement, il y dessine la carte de notre mentalité, ses contradictions, ses frontières instables, pour ne pas dire dangereuses. Il saisit un temps, une pensée, et, depuis cet instant perdu, lumineux, s’inquiète de la disparition de la réalité.

Pierre Bergounioux aime à compagnonner, il emporte avec lui, dans son écriture même, les livres qui l’habitent. Ainsi, toujours présents, reconnaît-on Flaubert, Kafka, Faulkner, et, plus anciens, fondateurs, Montaigne et Descartes. Dans un entretien, il confie : « Descartes m’a révélé, à dix-sept ans, la distinction catégorique entre les deux substances : le corps et l’esprit. […] Ce fut pour moi de la première importance (1). » Ce qui les apparente, au-delà de la formation de l’un par le discours de l’autre, consiste en une quête de la liberté absolue. Voici le grand lien qui les unit, presque l’évidence du livre que Bergounioux consacre, enfin pourrait-on dire, à Descartes.

L’objet majeur du livre consiste en une tentative de compréhension de l’amorce et de l’accomplissement d’une pensée qui a bouleversé le monde occidental, de démêler comment et pourquoi Descartes a écrit et publié Le Discours de la méthode aux Pays-Bas plutôt qu’en France, pourquoi il a pensé cela depuis l’ailleurs, dans un exil tant intérieur que géographique. « Descartes qui s’apprête à recevoir pour premier principe de la philosophie, qu’il est « une substance dont toute l’essence n’est que de penser ; qui pour être n’a besoin d’aucun lieu s’arrête au plus indifférent, pour ne pas dire au moins plaisant qui soit. C’est à nous de deviner ses raisons, de comprendre quelle passion le jette en pays étranger ; en pleine guerre, quand il n’entend que penser et qu’il n’importe aucunement que ce soit ici ou là qu’il s’y emploie. » En effet, peu importe semble-t-il le lieu puisque, pour Descartes, tout est semblable, repliement solitaire pour déjouer les illusions, questionner la réalité, définir la raison et acquérir une certitude. Cette chambre en Hollande (quel beau titre !) n’est que le couvert de la méthode, son cheminement intérieur en quelque sorte, que les Pays-Bas ne sont que l’écho du « poêle » dans lequel Descartes séjourna en 1619 et où il rêva son livre.

Bergounioux entreprend la vie de Descartes, ses années de formation, ses errances au travers d’une Europe instable, jusqu’à son établissement en Hollande et l’écriture du Discours… Portrait d’un homme qui prendra place aux côtés de « ceux-là [qui] sont ouverts, sensibles à l’intérêt imprécis, vertigineux, de savoir », et qui s’attachera « à porter sur toute chose un regard différent, dessillé ». Pourtant, il faut attendre presque un tiers de ce livre bref et dense, pour qu’apparaisse son nom, comme s’il fallait attendre de le situer pour se glisser après lui. Bergounioux écrit souvent sous ce rythme de la tension, de la nomination qui se reporte longtemps, faisant du livre « un coin » avec lequel on fend le tronc du monde (2). Ici, il analyse l’histoire de la France et sa place dans le monde européen, l’évolution de l’État, ses structures politiques, la place que la langue y occupe : une situation compliquée, médiane, prise entre les influences latines et celles venues du Nord. Enténébrant son récit de ces deux entreprises (d’une ambition effarante au vu de la brièveté de l’ouvrage), il esquisse avec fermeté une explication à la question qu’il pose.

Ainsi, il dépasse le simple récit biographique et propose une réflexion élargie sur les rapports entre espaces, étendue et pensée, sur l’exil, la religion, sur la langue même qui fait jouer la pensée en la rejouant sans cesse. Il lie avec force la raison naturelle de Descartes aux œuvres si proches de Cervantès et de Shakespeare qui le précèdent. Il déploie des questionnements qui occupent une place majeure dans le rythme régulier et classique de son écriture, laissant entr’apercevoir une déchirure violente et âpre. Bergounioux suit l’entrelacs du texte de Descartes, emprunte les mêmes sentes parsemées de doutes, figurant le parcours du philosophe pris dans la prose de l’écrivain.

Tout est englobé dans le ressac d’une pensée qui se livre, qui se déplie au travers d’une langue qui en exhibe les préceptes essentiels, qui, en une continuité effarante, fait se jouer le sujet même de la pensée et de la langue, la raison qui se trouve, se nomme : cogito ergo sum. C’est une aventure de la langue et du savoir, de l’individu angoissé de ne se point connaître, de ne se saisir de soi que dépareillé, incomplet, inconnu. Bergounioux se place aux confluents d’un monde, à une sorte de carrefour des influences, en un repère minuscule où l’on ne cesse d’errer. Bergounioux explore, recouvrant de ses pas inscrits dans les traces de Descartes, le cheminement d’une pensée en l’inscrivant dans une perspective (conçue comme un grand rassemblement savant) plus large, celle des aléas vers la raison et de son délitescence inquiétante. Car l’auteur de ce petit ouvrage tendu entre admiration, identification et illustration, s’il retrace l’apparition de la raison, s’il s’ébaudit de la liberté et de la réalité inépuisable, semble douter de sa place aujourd’hui, prise entre vide et trop-plein. Au-delà de la fiction biographique, le texte de Bergounioux suinte d’inquiétude, il est le ravaudage intelligent des épars de la raison.

 

1. Entretien à l’université de Poitiers le 17 février 2000.

2. Voir l’entretien déjà cité. On pensera à des livres comme L’Orphelin (1992) ou C’était nous (1989).