Le Figaro littéraire, 19 mai 2016, par Thierry Clermont

Quand les jours mûrissent lentement

Une belle balade intimiste dans les pas de Lawrence Durrell

« Mais connaît-on une île quand on n’y a vécu que le rose du printemps, les moustiques de l’été, le cristal de l’eau, la douceur du soir sous les oliviers et l’éblouissement du soleil bleu chaque jour renouvelé ? Quand on n’a croisé que la tendresse et la beauté ? Que le miracle ? »

De longues années après avoir rencontré Lawrence Durrell dans son refuge languedocien, Béatrice Commengé est partie sur les traces géographiques et poétiques de l’auteur du Quatuor d’Alexandrie, franchissant les latitudes, accompagnée de carnets et de livres.

Habilement tissé, patiemment et originalement composé, son récit très personnel mêle et entremêle les évocations littéraires ou épistolaires, les choses vues et rapportées, sautant les décennies comme on franchit la Méditerranée, « la capitale, le cœur et le sexe de l’Europe», comme le disait Durrell. On ajoutera : la capitale sentimentale de l’écrivain, où les paysages se répondent.

Après Sommières, au cœur de l’été 1976, Béatrice Commengé nous emmène du côté de Darjeeling où a grandi le futur auteur de L’Île de Prospero, jusqu’au collège Saint-Joseph où il avait étudié quelques lustres auparavant. On y est. Tout y est : odeurs, couleurs, plans, perspectives, dialogues.

« Grand pressoir de l’amour »

Puis c’est la Grèce. La Grèce toujours recommencée, où « le bleu s’absorbe dans le silence », note Commengé. L’île de Corfou, entre Perama et Benitses, et toujours en famille. C’est là que Durrell écrit son deuxième livre, Panic Spring. Quelques mois plus tôt, il s’est lié d’une amitié solide avec Henry Miller. Aujourd’hui, la villa White House est une taverne.

La guerre interrompt l’idylle grecque. Larry rejoint l’Angleterre, « un chêne au cœur mort ». Ensuite, c’est l’Égypte : Le Caire et Alexandrie, ce « grand pressoir de l’amour ». Quatre ans d’exil qui lui inspireront son Quatuor, opus magnum de ce fou de liberté.

Retour à la Grèce nourricière en 1945, à Rhodes. Cela donnera Vénus et la Mer, hymne à cette île « où les jours mûrissent lentement, comme des fruits sur un arbre ».

Deux ans plus tard, le diplomate est envoyé en Argentine, terre d’accueil de Witold Gombrowicz et du Cubain Virgilio Piftera. Cette quête incessante des « sources de la joie » chez Durrell a poussé Béatrice Commengé à arpenter Buenos Aires, Córdoba et la « maudite pampa », avant un crochet par Montevideo.

Après quatre années dans les Balkans, c’est l’ultime retour aux sources méditerranéennes. Durrell choisit Chypre, où il vivra de 1953 à 1957, le temps d’achever Justine et Balthazar. Il écrit à l’ami Miller : « C’est un morceau de l’Asie Mineure parti à la dérive dans la mer. » Il rendra hommage à l’île dans Citrons acides qui s’ouvre sur une superbe évocation de Venise: « Eau et nuages mélangés, ruisselant de couleurs, se fondant, se chevauchant, se liquéfiant, tandis que flèches, balcons et toits flottaient dans l’espace, comme des éclats de vitrail entrevus au travers d’une douzaine d’écrans en papier de soie.»

La suite, on la connaît, avec l’installation dans le Gard, fin des années 1950, et le repos à Sommières, de 1966 à sa mort, en 1990.

« L’apatride appartient seulement aux paysages », souligne Commengé, dans les dernières pages, éblouissantes.

Impossible d’épuiser les charmes ensorceleurs de ce petit livre au lyrisme doux, gorgé de lumière et de ciels, et qu’on se surprend à lire une seconde fois, naturellement, avant de redécouvrir Le Quatuor d’Alexandrie