Transfuge, juin 2016, par Alexandre Gamelin

Le Je/Nous de Gilles

Dans son passionnant essai L’Épreuve du collectif, Gilles Hanus repose à nouveaux frais la question du « nous ».

Je suis assis en tailleur sur la place de la République, aussi consterné qu’enthousiaste face à la succession de propositions novatrices qui se succèdent au micro. Renonçant pour ma part à prendre la parole par respect du bien commun – mes doigts sont encore gras du sandwich tout juste acheté au stand « Merguez debout » –, arraché au confort de ma solitude dans l’espoir de participer à la construction d’une forme d’intelligence commune. Mais la déception est au rendez-vous. Je me sens isolé dans ce collectif. Le collectif est une épreuve. Justement, L’Épreuve du collectif, c’est le livre que j’ai acheté ce matin à la librairie  et laissé traîner sur la table de la cuisine. Je rentre chez moi.

Le collectif, explique l’auteur, Gilles Hanus, « est un intermédiaire entre l’individu et le groupe, entre le je et le nous ». Si le collectif est une épreuve, explique-t-il, c’est qu’il est le lieu d’une situation critique ou la promesse d’un nous n’est pas encore tenue, mais où le « je » menace déjà d’être noyé. Tout cela mérite approfondissement, mais ces quelques mots éclairent déjà mon malaise place de la République et je me sens moins seul.

Je/nous

Être, explique le philosophe, lecteur de Levinas, c’est faire l’expérience ontologique de la solitude. Exister, c’est précisément être unique, être un je singulier, irremplaçable. Exister, c’est prendre sa place dans le monde, celle qu’aucun autre ne peut occuper pour nous. « Seuls, nous le sommes d’être, non d’être seul. » La solitude est une condition de notre existence.

Pourtant cette solitude est un point de départ dont, pour exister, nous devons également nous arracher. Éprouver, penser, dire, représenter ce que nous sommes est déjà une sortie de soi, une tentative d’évasion de soi-même. Et puis, « nous existons seuls, et pourtant, nous n’existons pas nous-mêmes ». Exister, c’est entrer en relation, s’échapper de sa solitude, construire un « nous ». Mais comment entrer en relation sans cesser d’être je ? Comment appartenir à des collectifs – famille, travail, patrie, mais aussi religion, club de foot, association de riverains, groupuscule alternatif, que sais-je ? – sans s’y dissoudre ?

Face à cette question, Hanus distingue deux écueils opposés qu’il nomme conformisme et aristocratisme. Par l’aristocratisme, nous prétendons nous soustraire à toute forme d’appartenance collective. La foule ne pense pas. Penser est un acte solitaire. Je ne peux être pleinement moi qu’en m’extrayant de la foule. À la suite de Schopenhauer, on considère alors l’amour de la solitude « comme la marque de la noblesse de l’âme ». Mais cette autosuffisance est non seulement une illusion – même en prétendant nous en extraire, nous n’échappons pas aux collectifs auxquels nous appartenons malgré nous –, mais elle est en plus une suffisance, un refus du risque de la rencontre qui nous installe dans un confort finalement très bourgeois. L’aristocratisme est une bourgeoisie.

Le conformisme, lui, est cette façon que nous pouvons avoir de renoncer à notre singularité en prétendant la transcender dans un espace plus vaste, le groupe. Ce n’est plus « je » qui pense, ce n’est même pas « nous », c’est « on ». Le « je » crois se transcender, il se dissout. Sous prétexte d’être ensemble, « on » renonce à être. Dans cet écueil, le collectif cherche à se définir comme un tout cohérent, organique. Non seulement il nie l’existence propre de chacun de ceux qui le constituent, mais il risque fort pour survivre de se définir contre ceux qui lui sont étrangers, qui deviennent alors des ennemis. Groupe contre groupe, la guerre n’est pas loin.

C’est entre ces deux écueils que se situe l’épreuve du collectif, épreuve dont le Graal serait la fondation d’un véritable « nous », d’une « Société » définie par Hanus comme « une communauté d’êtres qui, additionnés, ne se fondent pas en un. Des êtres dont l’association ne prend pas la forme d’un corps collectif, qui font société en restant étrangers, ni identiques, ni interchangeables. » Un lieu où la rationalité de chacun serait reçue dans sa radicale singularité, sans renoncer pour autant à produire du commun.

Comment, où et à quelle échelle une telle société est-elle possible ? Hanus propose l’échelle du « quelques-uns », auxquels son livre est d’ailleurs dédié, des groupes d’études dans lesquels chacun se retrouve, autour de textes, pour étudier ensemble, se confronter, sortir du confort de soi-même pour construire une lecture commune par-delà la diversité de chacun.

L’Épreuve du collectif ne conduit pas à la promesse d’un grand soir, mais à celle de longues soirées à lire, penser, s’affronter et construire une intelligence commune. À égale distance de la democrétinerie libérale qui opine et de l’ivresse révolutionnaire beuglante, ce livre ne changera pas tout de suite le monde, mais il pourrait changer la vie.