Le Monde, 23 août 2016, par Jacques Mandelbaum

Les images de Daech, analysées à l’aune d’une éthique cinéphile

Dans un essai fructueux, Jean-Louis Comolli questionne la nature cinématographique de la propagande de l’État islamique.

Inspirant la terreur par la barbarie de ses actes, L’État islamique produit en toute logique un trouble dans la pensée qui veut le saisir. Un mal aussi aveuglément exécuté se soustrait à l’entendement. Ce qui est vrai au plan philosophique et politique l’est a fortiori au plan médiatique, étant entendu que la production et la divulgation d’images, le plus souvent obscènes, font partie intégrante du message sidérant que Daech (acronyme arabe de l’organisation État islamique) entend faire passer au monde.

Quel usage doit-on faire de telles images ? Peut-on s’en reconnaître les destinataires sans entrer dans le projet de ceux qui les produisent ? Faut-il les ignorer, en propager la connaissance pour mieux les dénoncer ? Tenter, à tout le moins, de les penser ? Ces questions, qui ont violemment partagé l’opinion en janvier lors de la sortie du film Salafistes, de François Margolin et Lemine Ould Salem, et qui sont reprises depuis quelques semaines par les médias eux-mêmes, se posent en vérité à tout un chacun.

Il y a ici une sorte de vide qui contraint à l’empirisme. La plupart des grands crimes historiques furent perpétrés, plus ou moins délibérément, sans laisser de traces. La mise en scène par l’Etat islamique de ses assassinats (attentats et exécutions), et plus encore leur enregistrement et leur diffusion simultanée sur Internet, est un phénomène nouveau et stupéfiant, dont l’étude est à l’état de friche. Des travaux pionniers existent néanmoins, qu’il s’agisse de Terrorismes, violence et propagande, de François-Bernard Huyghe (Gallimard, «Découvertes», 2011), ou d’Al-Qaida par l’image, la prophétie du martyre, d’Abdelasiem El Difraoui (PUF, 2013).

À leur suite paraît aujourd’hui Daech, le cinéma et la mort, de Jean-Louis Comolli. L’auteur n’est pas politologue, il est cinéaste et théoricien du cinéma. Tenant davantage de l’essai, son livre retiendra tout particulièrement l’attention des cinéphiles mais est plus largement destiné à quiconque s’intéresse à la production des images et au rôle désormais prééminent, vertigineux devrait-on dire, qu’elles tiennent dans notre société. Ces images, et plus particulièrement dans ce livre celles de Daech, Comolli nous en parle depuis l’intérieur de ce pays qu’on appelle la cinéphilie. Son questionnement liminaire l’atteste : ces images me regardent-elles ? se demande-t-il, suggérant par cette précaution une certaine attente et un certain usage liés au régime des images.

À la différence du réalisateur Arnaud Desplechin, qui a répondu par la négative dans un récent entretien qu’il faut néanmoins lire pour ses judicieuses intuitions (Esprit, n° 425), Comolli a pensé que la tâche, nonobstant le sentiment d’horreur qu’elle procure, en valait la peine. Il s’est donc confronté au corpus de la cellule de production de l’État islamique – le Al-Hayat Media Center – pour en tirer ce livre dont le propos n’est pas d’en dresser un catalogue raisonné mais d’y prélever une matière qui lui permette, selon ses termes, de « sauver le cinéma de ce qui le salit, condensable dans la formule du tout visible ».

Le livre procède donc d’un paradoxe qui s’avère fructueux. Montrer, d’une part, que les images produites par Daech entrent dans une définition a minima du cinéma (cadrage, montage, diffusion), s’inspirent : même de modèles efficaces et prestigieux en matière de spectacle cinématographique (le canon hollywoodien), mais ne cessent pour autant de trahir ce qui définit l’art proprement dit du cinéma. La démonstration passe donc moins par la condamnation morale de l’évidente monstruosité de ces images (mises à mort frontales, sadiques et humiliantes) que par l’étude formelle, puisée aux meilleures sources (Lumière, Ford, Mizoguchi, Pasolini …), qui nous les révèle comme étrangères à l’éthique du cinéma.

Pacte morbide

Et c’est en restant fidèle au corpus théorique qui détermine cette éthique – le rapport du champ et du hors champ, le montage comme intelligence des sensations, la liberté du spectateur, etc. – que l’auteur montre, par la seule raison esthétique, en quoi les images de Daech asservissent plutôt qu’elles ne libèrent, avilissent plutôt qu’elles n’honorent quiconque. Comolli ne fait qu’élargir aux images de propagande islamistes son analyse du cinéma, qui fait du septième art une sorte de diapason conceptuel pour penser la nature du flux indéterminé d’images dans lequel nous baignons.

Cela donne de passionnants dégagements sur le rapport du cinéma et de la mort, sur la nature respective du cinéma et de la photographie, ou encore sur l’efficience d’une pédagogie de la haine par l’image.

Cela fonde, plus encore, le motif brûlant qui court tout au long de cet ouvrage, selon lequel les images de Daech seraient peut-être le point ultime du dévoiement du régime des images en Occident, vectrices d’un pacte morbide inédit, et instrumentalisées par une industrie des loisirs toute-puissante qui aliène le spectateur et l’individu au profit du consommateur, détruisant plus ou moins insidieusement tout ce qui résiste à ce modèle.

En cela – hypothèse provocatrice mais non dénuée d’arguments ni de défenseurs –, les images produites par ces deux hydres antagonistes que sont le système néolibéral et Je fondamentalisme islamique suivraient une même logique : celle de la transformation du monde en spectacle total, séduction et horreur comprises.