Le Monde des livres, 18 décembre 2009, par René de Ceccatty

Récits oubliés, d’Elsa Morante : du haut de sa planète déserte

En pleine guerre, en novembre 1941, paraissait chez Garzanti Il Gioco segreto (Le Jeu secret) d’Elsa Morante (1912-1985). Depuis plusieurs années, la jeune nouvelliste publiait dans des revues des textes brefs et forts, remarqués et encouragés par le grand critique Giacomo Debenedetti. Elle avait rencontré cinq années plus tôt Alberto Moravia, déjà rendu extraordinairement célèbre par son roman Les Indifférents, paru en 1929, et par des nouvelles, ainsi que par un deuxième roman, Les Ambitions déçues. Elle l’avait épousé, à l’église, le 14 avril 1941. Être la femme légitime d’un écrivain brillant (et menacé par les autorités fascistes) et publier son premier livre, quand on est soi-même juive, en pleine guerre, n’était ni psychologiquement ni socialement simple.

Morante, qui avait alors 29 ans, était toutefois admirée non seulement par l’entourage de Moravia, mais par Moravia lui-même, qui supportait mal son exaltation dans la vie quotidienne et conjugale, mais était attiré par les qualités artistiques que cette exaltation impliquait. Ils avaient décidé tous deux que leurs relations, quoique tumultueuses, étaient assez intenses pour justifier une vie commune et légalisée. Les événements de 1943 les précipitèrent dans la débâcle, mais les rapprochèrent, avec la chute de Mussolini, la constitution de la République de Salo, l’arrivée des Alliés, l’application de plus en plus sévère des lois raciales promulguées dès 1938 : ils prirent tous deux la fuite dans les montagnes du Latium, près de Fondi, et se soutinrent mutuellement. Elsa se conduisit d’une façon héroïque, dévouée, aimante, que Moravia n’oublia jamais.

Trouées dans les ténèbres

Et c’est là qu’Elsa Morante, qui n’avait pas cessé, entre-temps, d’écrire des nouvelles et des poèmes, conçut son premier chef-d’œuvre, long roman familial halluciné, plus sorti de son imagination que des archives des siens, auquel elle dut une rapide renommée, Mensonge et Sortilège, qui lui vaudra, après la guerre, le prix Viareggio. Plus tard, L’Île d’Arturo (1957) obtiendra le prix Strega et La Storia (1974) aura la destinée qu’on sait. Moravia la considèrera toujours comme un plus grand écrivain que lui. Lui, romancier cérébral, abstrait, épuré, narrateur limpide, qui concentrait son énergie pour dresser le tableau accablant d’une bourgeoisie décadente ou d’une Rome populaire canaille, et pour réfléchir sur les exigences et les limites de la compréhension du monde et des êtres, vivait (ils ne se sépareront complètement qu’en 1962 et ne divorceront jamais) près d’une romancière de l’irrationnel, du rêve, de la passion obscure. Les nouvelles de Moravia sont de rigoureuses démonstrations mathématiques. Celles d’Elsa Morante des trouées dans les ténèbres.

Elle fut précautionneuse et sévère dans leurs republications en volumes. Car, des nouvelles qui précédent 1941, elle n’en retint qu’une vingtaine, qu’elle écréma encore davantage en 1963, dans Le Châle andalou, qui n’en reprend qu’une partie. Le recueil à présent publié récupère les nouvelles exclues du premier ou deuxième volume et en ajoute d’autres, destinées à un jeune public : elles évoquent des souvenirs d’enfance plus ou moins transfigurés et furent écrites dans le deuxième semestre 1939, c’est-à-dire quand la guerre avait éclaté en Europe, mais non encore en Italie. Enfin, deux nouvelles ont été retrouvées par son ayant droit, le dramaturge Carlo Cecchi : il s’agit de véritables ébauches de roman.

Celle qui est intitulée « Péchés » aurait presque pu être signée Moravia, la sècheresse en moins. Car contrairement à son mari, Elsa Morante n’était pas avare de lyrisme. Elle n’exprime certes aucun sentimentalisme, mais une indéniable compassion pour ses personnages : c’est sa marque, c’est ce qui rendra bouleversantes ses fictions. Elle aime mettre en scène des personnages simples, presque simplets, qui sont, à leur insu, habités par des passions qu’ils n’ont pas les moyens de vivre.

Il ne s’agit pas de néoréalisme, ni, quoi qu’en dise son préfacier et ami, Cesare Garboli, de vérisme. Le souci d’Elsa Morante n’est pas de décrire une société, mais de pénétrer dans un esprit fragile que la réalité malmène. Elsa Morante aimait plus que tout l’univers de Kafka, mais elle venait de traduire en italien Katherine Mansfield. Comme Moravia, elle était nourrie de Dostoïevski.

Fallait-il contrer l’autocensure d’Elsa Morante en redonnant au public des nouvelles qu’elle n’avait pas « oubliées », mais rejetées ? Oui, certainement. Car l’atelier d’un grand écrivain recèle des trésors. Garboli signale « Le Fils », avec raison. Il en est bien d’autres qui annoncent les réussites plus tardives, avec la grâce de la brièveté : « Les Deux Saphirs », « L’épouse laide », « Lettres d’amour ». Il est rare que l’on puisse situer l’action historiquement (à l’exception de la toute dernière, « Péchés mortels »), car Elsa Morante n’écrivait pas tout à fait pour son temps. Écrire était pour elle un moyen de redescendre lentement de sa « planète déserte et brillante » sur la terre, où l’attendaient ses lecteurs.