Télérama, 3 juin 2009, par Marine Landrot

Les yeux d’Elsa

Une cinquantaine d’inédits de Jeunesse, où perce déjà le regard mêlé d’humour et d’amertume d’Elsa Morante.

Les critiques qualifièrent son plus gros succès, La Storia, d’accouchement devant l’Italie tout entière. Dans ce roman fleuve magnifiquement adapté au cinéma par Luigi Comencini, Elsa Morante raconte la vie d’Useppe, né du viol d’une juive romaine par un soldat allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Obsédé par les étoiles au point d’en voir dans les crachats qu’il reçoit, capable de regarder inlassablement des rondes de cafards qu’il prend pour des chevaux de feu, Useppe est l’enfant rêvé qu’Elsa Morante n’aura jamais. Il incarne aussi l’enfant qu’elle fut et renia longtemps, auteur de textes dès l’âge de 13 ans, fille naturelle d’une institutrice juive et d’un employé des postes, reconnue et élevée par Auguste Morante, surveillant d’une maison de correction…

Derrière ce best-seller en forme de parthénogenèse se cachait une multitude d’embryons vibrionnants, récits d’une page ou deux, retrouvés dans les papiers de l’écrivain, après sa mort en 1985. Publiés en Italie voilà cinq ans, ces joyaux paraissent aujourd’hui en France dans toute leur impudeur éclatante. Splendidement traduits par Sophie Royère, à fleur de nerfs, ces Récits oubliés rassemblent des nouvelles baroques, empreintes de réalisme social et de magie noire, et des souvenirs de jeunesse, glaçants de drôlerie et de lucidité.

La solitude, source d’inquiétude et d’hallucinations, y demeure le thème central. Stigmatisés à cause de leur différence intellectuelle ou sociale, les personnages sont souvent de doux dingues en roue libre, racornis par leurs échecs mais galvanisés par leur idéalisme. Comme ce vieillard qui « avait une corpulence gigantesque et sanguine, l’allure dégingandée, et ressemblait à ces ours qui dansent dans les foires sur des plaques brûlantes », dans la plus belle nouvelle du recueil « Le Baron ». À la veille de sa mort, il met fin au célibat d’une vie entière en épousant sa servante à la tête de tortue : « On l’eût dit sans cesse plongée dans une demie-léthargie, ses paupières flétries se collaient aux orbites, découvrant à peine une fente d’yeux attardés et opaques, où l’on ne décelait aucune trace de pensée ou de sentiment. » Dans un accès de folie sénile, il en fait une marionnette d’apparat, l’exhibant dans les rues de son village, couverte de bijoux et de vêtures sophistiquées, telle une Vierge Marie en tête de procession.

Elsa Morante porte sur la religion catholique le même regard que Luis Buñuel, provocatrice et fascinée, consciente des déviances et du réconfort dont l’église était capable dans son pays. Si la servante du « Confesseur », aux « formes longilignes et molles, aux cheveux rares et légers comme des plumes », se laisse entraîner par un prêtre à inventer des médisances sur le médecin qui l’emploie, l’héroïne d’une histoire d’amour est sensible à la magie de l’église de son village : « Sa beauté se révélait vraiment aux jours d’hiver, lorsque le soleil était voilé ; alors, la façade noircie, aux hautes portes, les formes élémentaires et pures des bas-reliefs, la nef vide, et la découpe crue des vitraux, tout exhalait le prodige dans la blancheur étale de la lumière. »

Sous la plume d’Elsa Morante, chaque description scintille et pleure à la fois. Il y a de l’allégresse et de l’amertume dans cette écriture nerveuse, d’une grande pureté. Ces écrits exhumés nous apprennent que ce mélange lui vient de l’enfance, époque bénie où son « âme était une petite chose noire, pleine d’yeux curieux et sournois, de sombres galeries ». Arpenter ces souterrains sinueux est une cure de jouvence.