Le Monde des livres, 3 mars 2017, par Pierre Deshusses

Prière pour le fils mort

Dans Adieu sans fin, l’Allemand Wolfgang Hermann raconte le vertige du deuil et la lente reconquête de la vie. Bref et percutant.

Il est des livres qu’on ne souhaite à personne de devoir écrire. Mais, s’ils n’étaient pas écrits, ils manqueraient. Des livres si justes, si simples, si brefs, qu’on voudrait dire une seule chose : lisez-les et vous verrez, vous sentirez, vous comprendrez. Quoi ? Ce que l’on sait depuis longtemps, mais qu’on oublie à force de chance ou de divertissement. Ce que l’on sait comme un savoir justement, un simple savoir, sans âme ni épaisseur, ni expériences des sens. Ces livres, gorgés d’expérience, remettent des fils d’or incandescents dans l’étoffe terne de la solitude. Cette solitude qui nous habille et dont on voudrait à toute force se défaire. Leurs phrases précises et acérées nous obligent à ne pas fermer les yeux devant les éclats de la souffrance, parce qu’ils touchent à la vie même ou du moins l’effleurent dans ce qu’elle a de plus intense, de plus brûlant ou de plus glacé. Ces livres ont la finesse d’un pétale mais portent le poids des plus grandes douleurs. Et quelle plus grande douleur pour un parent que la perte d’un enfant ?

Un jour de novembre, un père trouve son fils de 17 ans mort dans son lit. La veille, il semblait pourtant avoir surmonté une fièvre tenace. Le père et le fils s’était endormis confiants. Mais, au matin, seul le père se réveille. Le fils s’appelle Julius, le père n’a pas de nom. On peut supposer qu’il s’agit de l’auteur, même si Wolfgang Hermann (né en 1961), qui a perdu un fils il y a treize ans, assure que ce n’est pas une autobiographie. Peu importe. Ce qui est raconté est déchirant de vérité. « C’est impossible, ce n’est pas vrai, ma vie gisait là devant moi, les yeux éteints, ma vie, mon fils. »

Tel Job s’en prenant à Dieu

Entre la perte et le refus de cette perte viennent s’écraser tous les espoirs, rejaillir aussi tous les espoirs, car le père ne veut pas croire ce qui est arrivé : « Ce n’est pas vrai : tels étaient les mots qui s’arrachaient de mes lèvres, ce n’est pas vrai. » Commence alors un long calvaire, fragments d’un discours douloureux, où le père passe de l’incompréhension à la colère, puis à la révolte, à la rage et à l’épuisement, tel Job s’en prenant à Dieu. On ne peut qu’admirer la force des phrases – et de leur traduction – qui savent saisir ce vertige, comme dans les poèmes où Hugo évoque la noyade de sa fille Léopoldine (Les Contemplations). Ou ceux où Eluard pleure la mort de l’aimée (Le temps débordent). Il y a du poème en prose dans ce bref et percutant récit de Wolfgang Hermann.

Et puis peu à peu la vie revient, tremblante, incertaine, impudique même parfois. Dans cette reconquête de la vie, avec des rechutes bien sûr, le souvenir joue un rôle primordial. Après l’abattement, l’épuisement de ces « jours sans lumière », le père se rend compte que son fils a laissé des fragments de présence, essentiellement par l’intermédiaire de deux femmes, l’une inconnue, l’autre trop mal connue – Julia, la petite amie de Julius, et Anna, la mère de Julius. Le malheur n’est jamais indifférent à ce qui fut l’essence du bonheur. Julius était un enfant de l’amour et, si ses parents se sont séparés très tôt, ce fut affaire de circonstances. « Tu resteras à jamais l’homme que j’ai aimé, même si je t’ai perdu », lui dit un jour Anna sans pathos, quand tout est fini, simplement, comme une vérité qui n’a pas besoin d’alibi. Une vérité de la vie qui avait pourtant besoin de la mort.