Le figaro littéraire, 16 mars 2017, par Patrick Grainville

Le grand bouvier triomphant de Michel Jullien

La star de ce récit est un bouvier bernois, Denise, une chienne d’aveugle qui a raté sa vocation. Elle a fini dans les bras de Valentine, cyclothymique, qui vit dans un appartement étroit et biscornu où le chien débordant s’ajuste comme il peut. L’instable Valentine devient l’amante de Joop, un Hollandais fracassant, spécialiste du trèfle à quatre feuilles et acquéreur du mobilier de l’auberge Ravoux, où Van Gogh mourut. Mais hostile aux chiens. Alors, le jour où Denise rencontre Paul, le narrateur, elle lui manifeste une telle passion idolâtre qu’il en hérite.

Voilà le portrait de l’invitée, sous toutes les coutures, en toutes occasions. D’abord, à Paris, au fil de promenades où notre couple croise d’autres propriétaires de chiens, lors de rituels bien connus.

Ce serait mince n’était l’écriture de Michel Jullien, d’une précision fétichiste, d’une rare luxuriance. La description, par exemple, du réduit où habite Valentine peut nous paraître oiseuse, trop chargée de détails. Mais c’est le prix qu’on paie volontiers puisque la même virtuosité s’applique à la splendeur du bouvier. Les adjectifs savoureux, les images qui font voir captent toutes les facettes du chien : yeux de yak, intérieur des oreilles aux teintes macabres, truffe, cuisses monumentales en forme d’Afrique, lasso de la langue, lèvres, queue, touffes, coussinets des pattes… Un continent vivant, mobile ou alangui. Toutes les postures possibles et tarabiscotées. Façons de boire, de manger. La frénésie dans la poursuite d’une harde de chevreuils, les paresses baudelairiennes, les sommeils : « Sphinx fondu de guingois, dodelinant d’inertie.»

Flambée de vie

Le moment de bravoure arrive dans le dernier tiers du livre, la randonnée du chien et de son maitre sur les pentes du Ventoux. On quitte les entraves de Paris corseté pour s’ouvrir à l’immensité de la montagne animale, du roc, des arbres et du ciel. La simple écorce des chênes nous vaut un de ces bouquets descriptifs où le style imaginatif de Michel Jullien bat des records. Où encore la toccata des cailloux sous le sabot des chamois en fuite.

En regard de l’esthétique ladre dominante, c’est une flambée de vie, un festin sensoriel. Montaigne et Giono ! Le grand bouvier triomphe, filmé à la loupe : « Une chienne cuissée, le paleron bouleux, poil long, robe tricolore… un doux molosse… ses oreilles comme deux manchons de fourrure et ses yeux d’éponge capables d’étancher l’estime et la rancune des hommes, elle avait de faux airs de Bakounine… une truffe gris grège un peu taupe… »

Jamais on n’a peint une telle oasis de chien. La fin sera terrible, immobile, suspendue, métaphysique, au bord de l’abime.