L’Humanité, 30 mars 2017, par Muriel Steinmetz

Le don d’un fils de Cosaques pour la fiction

Le « mentir-vrai » d’Otrochenko, des figures soumises à l’action de l’espace sur la conscience.

Vladislav Otrochenko, descendant de Cosaques du Don, est né en 1959 à Novotcherkassk, leur capitale historique. Après une brillante introduction sur « l’action de l’espace sur l’âme et la conscience», il se lance dans une « apologie du mensonge gratuit ». Après tout, dit-il, « la vérité est inutile pour vivre pleinement dans le monde – ce monde qui, peut-être, se rêve en chacun de nous ». Suivent des récits remarquables de concision, sur des écrivains russes(Pouchkine, Tioutchev, Gogol), des auteurs de l’Antiquité (Ovide, Catulle), des philosophes (Nietzsche et Schopenhauer) et des apôtres (saint Matthieu et saint Luc). Dans ce panthéon littéraire, géographique et culturel, il brouille les frontières entre la réalité et la fiction, mêlant à plaisir anecdotes véridiques et fausses vérités. Au contraire des sévères historiens qui démasquent « sans pitié ces mystifications » et autres mensonges qui empoisonnent toujours les témoignages, lui prône en effet « le mensonge gratuit » et « le droit sacré de s’approprier une réalité imaginaire ». C’est pourquoi chacun de ses récits, tourné vers l’imagination, baigne dans un éclairage de biais. Ce « faussaire » au style étincelant enchâsse sa version des faits dans « l’objectivité » des archives et nous rend familiers ses« héros» qu’il envisage de manière oblique. Ainsi en est-il de l’analyse loufoque du jeune Schopenhauer à la « mine renfrognée», aux « jugements bizarres énoncés d’un ton oraculaire ne souffrant pas la contradiction », accusant chaque homme de se montrer « subjectif jusqu’à la moelle ». Savoureux, le portait arrangé d’un Nietzsche épris de Venise tandis que rien ne l’y prédisposait. Venise n’est-elle pas une ville humide, aux rues bruyantes, nauséabondes et sans perspective ? Otrochenko compare Nietzsche à Gogol, comme lui maladivement réceptif à la lumière, au climat, aux paysages. Venise sera l’un des seuls lieux où le penseur de l’Éternel retour se sentira heureux, « bien et content ». Selon Otrochenko, c’est parce que « la structure de Venise correspondait exactement à la structure mentale de Nietzsche ». Les oeuvres du philosophe ont la forme de l’aphorisme et sont des « unités dépareillées enfilées sur un fil insaisissable », à l’image de l’architecture de la Sérénissime, où chaque coin de rue, chaque île, est une ville en soi. Les réflexions de Vladislav Otrochenko constituent un parfait exemple de la vérité absolue de la littérature.