La page taurine, 14 avril 2014, par Jacques Durand

L’universitaire Andrés Amoros a trouvé un roman, inachevé, du torero Ignacio Sanchez Mejías en plongeant dans une malle. Ce geste de plonger dans une malle pour en ressortir des feuillets épars pourrait être la métaphore la plus juste de L’amertume du triomphe titre primitif de l’ouvrage qu’Ignacio rebaptisera Marujilla la de las perlas negras. Marujilla est une sorte de vamp qui vampirise les toreros. Elle apparaît au début du texte puis disparaît remplacée par la douce Marilinda dont José Antonio le héros torero tombe amoureux. Mais, vu le nouveau titre, Marujilla devait certainement réapparaître avec force, le roman achevé. Ce qu’il ne fut pas. Ignacio Sanchez Mejías a dû commencer à l’écrire en revenant aux toros en 1924 ou peu avant son retour. Il s’était, à 31 ans, retiré une première fois en 22 après la mort en 1920 de Joselito son beau-frère bien-aimé puis celle en 1922 du torero de Valencia Granero. Un arrêt au meilleur moment de sa carrière, provoqué et par ces deux morts et par la répulsion que suscitent en lui un certain milieu taurin et l’hostilité d’une partie du public. Un public qui lui reproche son arrogance et, fils d’un médecin sévillan, de ne pas sortir du peuple. On le siffle pour ça et pour son petit sourire en coin quand il torée. De plus, en 1924, président de l’Association des matadors de toros et de novillos il s’oppose à l’Union des organisateurs de corridas qui veut limiter à 7000 pesetas maximum le cachet des toreros, quand lui se bat pour qu’ils soient payés au mérite. Il est aussi victime de la hargne chauvine d’un secteur de la critique taurine. Exemple, le Valencien Don Refilon en 1921 dans son article titré Granero le chef (même si Sanchez Mejías ne le veut pas) : « Sanchez Mejías continue d’être un banderillero qui a pris l’alternative… Granero et Sanchez Mejías incarnent l’un le sublime l’autre le vulgaire. » Sanchez Mejías en octobre 22 après avoir combattu sept toros à Avila et annoncé sa retraite : « Je m’en vais au meilleur moment de ma vie de torero. Je ne veux pas, je ne peux pas persister dans une lutte où le toro est l’ennemi le moins dangereux. Maintenant je ne peux plus supporter cette croisade faite de jalousies, de rancœurs, de haines, de calomnies. Ma capacité de répugnance a atteint ses limites. De plus, il y a une raison d’ordre moral. Je ne veux pas que mon nom soit mêlé à cette époque de décadence du toreo… Il me manque la stimulation, l’enthousiasme, la passion. » Il revient à la tauromachie deux ans plus tard «parce que je meurs de tristesse». Il écrit donc quand il le peut, au hasard de son peu de temps libre, ce roman dont Amoros a reconstitué le début, des bribes ou ce qui apparaît comme tel. Un texte d’environ 80 pages où transpirent à la fois et sa désillusion et sa passion revenue pour les toros. Il explique qu’il veut écrire un roman et que, s’il y a beaucoup de romans qui ont un torero pour personnage, lui est plus « compétent » pour comme Amoros dans la malle, plonger dans l’obscur monde taurin afin d’en dire « la vérité » de l’intérieur. Et qu’est-ce que la vérité de ce monde? Pour lui c’est « l’amertume ».

Le 22 septembre 1925 à l’Athénée de Valladolid il lit un extrait de son œuvre. Il vient, le 20, le 21 et dans l’après-midi même du 22 de toréer les trois courses de la feria. Et ces trois corridas de Valladolid sont l’illustration de ce desengaño, de ce désenchantement, qui nourrit son roman et rouille son amour de la corrida. Le 20, avec Belmonte et Gitanillo de Triana il affronte des toros de Saltillo plutôt mansos et insignifiants selon le critique de l’Abc Eduardo Palacio. Ignacio à son habitude se montre « très vaillant et téméraire » mais la corrida, ennuyeuse, a mis le public de mauvais poil. Le soir dans sa chambre il reçoit des amis. Palacio, qui l’a plutôt à la bonne, le voit parler de toros, de politique, de journalisme, de littérature. Gaonita un jeune torero qui, dans un pueblo, vient de se faire blesser par un Miura, tape à la porte. Ignacio lui a écrit une lettre d’encouragement. Gaonita, dans la chambre, devant les amis du torero très émus, demande de lui baiser la main.

Le lendemain corrida avec El Algabeño, Lalanda et des Miura. Devant son premier Miura Palacio le voit tranquille, facile, presque désinvolte « à l’apogée de son art, meilleur que jamais ». Mais il n’arrive pas à émouvoir le public « renfrogné et dur ». En s’exposant comme toujours il pose trois paires de banderilles dans son style qui est rude, commence sa faena de la gauche les deux genoux en terre, exécute une œuvre valeureuse, donne une grande estocade sans, précise Palacio, « faire cesser l’hostilité du public ». Son deuxième Miura est « grand, gros, avec de formidables cornes ». Ignacio torée à la cape « avec cette sécheresse classique qui malheureusement disparaît ». Une partie du public veut qu’il banderille. L’autre non. Finalement après hésitation il s’exécute.

« 3 paires stupéfiantes, la dernière dans les planches. » Grosse ovation, grosse émotion. Le public se lâche. Puis faena « courageuse, dominatrice avec le cachet d’une grandeur classique ». Peine perdue. Le public maintenant « impassible et comme se repentant d’avoir applaudi ». Estocade très près du toro, entrant droit et lentement. Pas un applaudissement. Ignacio « convaincu sans doute que dans cette feria il a plus d’ennemis dans les tendidos que dans le ruedo » va s’asseoir sur le marchepied de la barrière. Alors quelques-uns commencent à applaudir et entrainent toute l’arène. Ignacio se lève, remercie par des mouvements de tête, retourne s’asseoir. Eduardo Palacio note sur son visage « la marque d’une infinie amertume » et dans ses yeux « comme une muette interrogation ».

Le 22, troisième apparition. Il torée des toros d’Antonio Perez avec le cavalier Cañero, Antonio Marquez et Lalanda. Au paseo on le siffle. Parce que la veille son picador Molina aurait piqué salement un Miura. On ne reproche pas que ça à Ignacio. On lui reproche aussi d’être revenu aux toros pour, dit la rumeur, « toréer 6 ou 7 corridas dans des bleds sans même une mairie » avant d’aller au Mexique ramasser le pactole. Pure calomnie. Ignacio torée dans de grandes arènes comme Valencia et n’ira pas après au Mexique. À la cape il fait taire les sifflets. Il débute à la muleta assis sur le marchepied de la talanquera, c’est classique chez lui, se relève puis torée à genoux. Demi-estocade. Ovation. On lui demande de faire un tour de piste. Il rechigne puis s’exécute. Son second Antonio Perez est bien armé, avec des cornes très pointues. Il est puissant. Ignacio à la cape « sec et dur » à sa façon. Trois grandes paires de banderilles au centre, « sans aucun péon en piste ». Il brinde à la « bellissime » fille du directeur général de la Monnaie. Débute à gauche avec beaucoup de sérénité. Il domine son toro avec sa proverbiale facilité, soulève le public. Acclamations, ovations, enthousiasme général. Palacio : « les arènes ne semblaient pas être les mêmes que les jours précédents ». Grande demi-estocade. 2 oreilles, la queue, trois tours de piste. «Il est comme jamais, meilleur que jamais.» Et le soir, lecture de Majurillala de las perlas negras alias L’amertume du triomphe.

Le roman fantôme d’un fantôme et qui opère par une double introspection : introspection du métier de matador à travers le personnage de José Antonio, jeune brillant et talentueux torero. Introspection de la mesquinerie du monde taurin à travers les commentaires de Espeleta son valet d’épées. Les deux comme deux visages de l’auteur. Les deux sont lui. Comme Ignacio amateur de jolies femmes et de fiestas, José Antonio n’est pas ennemi de faire la fête, ne s’enferme pas dans un mode de vie austère, veut aussi toréer pour faire des conquêtes féminines.

José Antonio jeune rêvait d’être explorateur, d’être Hernan Cortès, de connaître l’aventure. Ignacio jeune a eu cet esprit d’aventurier qu’il recyclera dans la corrida. Il s’était, avec Enrique Ortega “El Cuco” cousin de Rafael et Joselito El Gallo embarqué comme passager clandestin dans un bateau à destination de l’Amérique. José Antonio se plaint aussi de la versatilité de la presse et dénonce sa vénalité, exactement comme Ignacio le fera dans des chronique journalistiques rédigées en 1925 pour le journal La Union. Exemple, sa chronique du 14 mai titrée Prête-moi ta plume Galerin où il attaque le chroniqueur taurin de la revue Seda y Oro Galerin qui transformait ses initiales ISM en «Impossible Savoir Moins». «Pour payer tes campagnes, pleines d’insinuations et de rancunes, je te dois une chronique, Galerin. Que ce soit celle-là. Mais pour l’écrire, prête-moi ta plume; prête-moi ta plume bien que, pour ça, tu doives te l’arracher de ta queue de canard. Tu n’avais pas remarqué que tu ressemblais aux canards?». De son côté Espeleta est comme un Ignacio averti , revenu de beaucoup de choses et qui sait le côté sombre de la vie taurine. Le nom d’Espeleta fait dresser l’oreille. Sanchez Mejías utilise ici le nom du cantaor de Cadix, Espeleta qui, indice éclairant, portait le même prénom que lui : Ignacio. Le véritable Espeleta était fameux. Selon Garcia Lorca il était «beau comme une tortue romaine» et il jouera dans le spectacle flamenco d’Ignacio Las calles de Cadiz. Il est l’auteur d’une repartie magnifique restée fameuse dans la mythologie du flamenco bohème et de la paresse sans complexe. À un ingénu qui lui demandait à quoi il travaillait, il répondra : « Travailler? Moi ? Mais je suis de Cadix ! » Comme valet d’épées du roman il connaît les putades du mundillo, tente d’en avertir son matador. Il sait et lui dit par exemple que sur la centaine d’admirateurs qui l’ovationnent et l’entourent il ne doit pas y en avoir plus de dix qui sont véritablement sincères. Il sait et dit à son torero qui sort de faire la java que « pour être torero, il faut se coucher tôt, matador, tous les soirs ». Il sait et lui dit que la plus grande vérité — vérité de l’époque — dans la corrida elle est, dans l’épée, dans l’estocade. Un des points forts d’Ignacio. Il le lui baragouine dans son parler andalou reproduit par le romancier Sanchez Mejías. À la dernière page du roman José Antonio, fils d’un régisseur, se jure d’obtenir la jeune Marilinda qu’il aime mais qui n’est pas de son niveau social. Il le crie à Espeleta : «Je te le jure sur ma propre vie, devant Dieu qui nous regarde! Que Dieu me tue de male mort si je n’y parviens pas!».

Le torero Ignacio Sanchez Mejíasse retirera une autre fois des arènes en 1927 après trois courses. Il reviendra en 34 parce qu’il veut donner l’alternative à son fils. Le 11 août sur la piste de Manzanares qui ressemblait « à de la poussière de fumier » le toro Granadino le tue « de male mort » et l’envoie dans le roman noir. Garcia Lorca et Miguel Hernandez enseveliront dans des tombeaux poétiques le torero, bon ou mauvais qu’importe, l’écrivain, l’homme révolté, le protecteur des poètes, l’ami des flamencos, l’amateur de jolies femmes, le singulier, sensuel, érotique, incomparable, invincible, vaincu, rayonnant et amer Ignacio.