L’Obs, 10 août 2017, par Fethi Benslama

Je fantasme, donc je suis

Avant le cogito cartésien, Averroès fut le penseur génial de la « cogitatio ». Une véritable « révolution anthropologique ». Le psychanalyste Fethi Benslama a lu pour « L’Obs » le formidable Je fantasme du philosophe médiéviste Jean-Baptiste Brenet.

Je fantasme, de Jean-Baptiste Brenet, est un événement. C’est un livre qui bouleverse notre compréhension d’un point fondamental de l’histoire de la pensée depuis l’époque médiévale, quand la philosophie a essayé de théoriser la genèse du sujet humain en tant qu’être pensant. Il s’agit donc du cogito, mais bien avant l’opération cartésienne, à un moment qui fut d’une grande intensité intellectuelle, dont Averroès était le sommet (XIIe siècle). Mais ce moment du cogito averroïste a subi une série de recouvrements qui l’ont relégué aux oubliettes, et du même coup ont effacé de notre savoir sur l’ego une séquence décisive de la formation de l’humanisme. A la manière d’un paléontologue, Brenet a entrepris dans ce livre d’exhumer le chaînon enseveli qui mérite le nom de « révolution anthropologique d’Averroès ». Il nous montre comment, en deçà de Descartes et de la strate moderne qui a épuré la raison de l’imagination, le cogito médiéval ne signifiait pas « je pense » mais « je fantasme », et que c’est à partir de là que le Cordouan a élevé une construction à travers laquelle le fantasme remplit, dans la formation du sujet humain, la fonction d’individualisation des propriétés universelles de l’intellect ou de la raison. L’essai procède par des éclairages en amont et en aval de cette conjecture peu connue de l’histoire de la philosophie. L’auteur a situé la théorie d’Averroès dans ses articulations entre les savoirs grecs et médiévaux, en l’extrayant du gisement de concepts et de notions qui nous sont devenus hermétiques. Professeur de philosophie arabe à l’université de Paris-I, Brenet a derrière lui quinze ans de travaux sur Averroès qui ont outillé cette tâche synthétique et rigoureuse à travers laquelle nous accédons au plus vif d’une doctrine. Mais l’avancée d’Averroès, sa nouveauté immémorée a conduit l’auteur à chercher aussi dans l’époque contemporaine les moyens de rendre lisible sa portée subversive, en recourant à des connexions avec l’art, la littérature, le cinéma, jusqu’à établir une correspondance avec le concept d’« espace potentiel » de D. W. Winnicott, l’un des psychanalystes les plus créatifs dans la descendance de Freud. Loin d’être des travellings, ces correspondances sont opérées avec une prudence qui ne cède ni au démon de l’analogie ni à l’ange de l’anachronisme. Parfois, lorsque l’on veut prendre la mesure du caractère novateur d’une théorie, se tourner vers la critique émise par ses détracteurs permet de produire un éclairage instructif. Surtout quand il s’agit de la brillante récusation de Thomas d’Aquin et des virulentes accusations de ses disciples à l’encontre d’Averroès, auquel ils reprochent d’avoir déchu l’homme de son statut d’être pensant. C’est une controverse lourde de contresens qui a occupé des siècles, en se saisissant d’un élément fondamental de la théorie d’Averroès repris d’Aristote : l’homme a rapport à un intellect unique séparé du corps. Cet intellect qui recèle les formes universelles de l’intelligence (l’univers symbolique, dirons-nous aujourd’hui ensuivant Lacan) n’est pas d’emblée réalisé et incarné, il est une potentialité indéterminée que l’homme s’approprie à travers la cogitatio, d’une plasticité infinie, située au centre du cerveau. Fantasmer y remplit la fonction d’un acte de jonction entre le corps et l’intellect commun à l’humanité, lequel est aussi divin. L’enjeu principal est ici de concevoir que l’intelligence universelle s’ancre dans le réel d’un corps singulier, de sorte que l’individu acquiert la capacité propre de penser, ce qui était nié avant Averroès. Si on se rappelle que le fantasme comme acte psychique est au cœur de l’invention de la psychanalyse, on entrevoit en quoi « nous modernes » sommes au bout d’une jetée dont le génie d’Averroès fut le premier constructeur. Le non-spécialiste qui veut découvrir la place qu’occupe la théorie d’Averroès dans l’histoire de la pensée médiévale et ce que la modernité doit à cette époque trouvera dans les chapitres succincts, mais denses, de Je fantasme de quoi être solidement enseigné ; bien mieux, il verra combien le passé est imprévisible aux yeux d’une pensée qui interroge sa généalogie.