303, septembre 2017, par Alain Girard-Daudon

Une vie de chien

Est-ce que la vie avec un chien, les promenades quotidiennes que l’on fait avec lui, peuvent être l’objet d’un roman ? Dans Denise au Ventoux, Michel Jullien, dont c’est le cinquième texte publié chez Verdier et qui vient de s’installer dans notre région, raconte cela. Cette relation étrange, si riche et complexe, d’affection pure entre l’homme et l’animal. Il n’est certes pas le premier à l’évoquer. De nombreux écrivains l’ont avant lui, célébrée, brillamment. On pense à Jack London en tout premier lieu, à Jean Grenier (Sur la mort d’un chien), à Romain Gary (Chien blanc), à tant d’autres.

Le livre commence ainsi : « Denise occupait le canapé, alanguie d’un bord à l’autre, couchée sur le dos, la colonne n’importe comment, grande scoliose indolente, le bas-ventre nu sous le grand toboggan du thorax, le gros du ventre aussi, le péritoine offert avec, plus bas, ses lignes de tétons… »

Cette odalisque sensuelle est un chien qui porte ce nom tellement humain et féminin : Denise. « Je lui trouvais un air à s’appeler Denise. » C’est un bouvier, dont le narrateur a hérité parce que sa maîtresse, occupée par une affaire de cœur, n’avait plus le temps de s’en occuper. Qu’est-ce qui fait la rencontre entre le solitaire et la bête ? Qui des deux choisit l’autre ? « Nos deux visages se regardèrent » est-il dit à la fin superbement, dans un raccourci qui dit tout de l’égalité qui devrait paître entre les vivants. Que va-t-on chercher dans le grand lac sombre qu’est le regard d’un chien ? Michel Jullien ne donne pas la réponse, il dit simplement de quoi est faite cette vie à deux, de promenades qui n’en sont pas, tant elles sont régulières et obligatoires, d’attentes et de rituels, de rencontres pas souhaitées avec d’autres promeneurs de chien.

Comme la vie parisienne, confinée dans un étroit appartement, ne convient guère à une bête vouée à garder les troupeaux, le maître lui offre l’aventure d’une randonnée au Ventoux. La mythique et solitaire montagne du Vaucluse, tout en pierrailles brûlantes, en les réunissant dans l’effort devrait renforcer encore leur lien. Michel Jullien connaît la montagne pour l’avoir beaucoup pratiquée et avoir écrit sur elle. La description qu’il en fait ici est saisissante de précision et de justesse.

La montagne est d’ailleurs présente, comme métaphore, dès les premières lignes du récit quand est décrite la gueule de Denise : « Une babine s’affaissant sous son propre poids, découvrant une cordillère de canines et de molaires, comme une géologie de pics et d’aiguilles blanches… » L’auteur a ici cette phrase définitive et admirable : « Tous les chiens ont en bouche une chaîne des Alpes. »

L’ascension du mont Ventoux, que fit en son temps Pétrarque, est donc matière à d’admirables pages. Quand il s’agira de redescendre, et que surviendra l’inattendu, ce à quoi on n’ose croire, le récit devient bouleversant, et je défie le lecteur de n’avoir les yeux embués en allant au terme du récit. Michel Jullien est un styliste hors partir comme les éditions Verdier savent en publier (souvenons-nous de La Demande de Michèle Desbordes, de Bergounioux, de tout Michon). Sa prose est d’une ampleur, d’une richesse et d’une élégance incroyables.

À ceux qui s’interrogeraient encore sur le contenu d’une œuvre où il ne se passerait pas assez pour faire un roman, on dira qu’il est ici question, dans ce drôle de livre, de la vie, de l’amour et de la mort, et que c’est bien suffisant. Quoi d’autre, en littérature, mérite d’être dit ?